Revue d’histoire intellectuelle

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Marie-Claude Blais, Au principe de la République. Le cas Renouvier

vendredi 25 septembre 2015

Lectures

Marie-Claude Blais, Au principe de la République. Le cas Renouvier
Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque des idées", 2000, 436 p.

THIERS (Éric)

C’est à un retour aux sources que Marie-Claude Blais nous invite dans cet ouvrage issu d’une thèse menée sous la direction de Marcel Gauchet. Car le but ultime de ce voyage dans l’œuvre du philosophe Charles Renouvier (1815-1903) est bien la découverte des principes premiers de notre République à travers le parcours d’un penseur qui lia toujours sa démarche spéculative aux vicissitudes de l’histoire.

Écrivons le d’emblée, nous ne pourrons ici que retracer très partiellement les grandes lignes d’un travail d’une richesse et d’une étendue de vue en tous points remarquables. Entre une introduction biographique et une stimulante conclusion où elle évoque l’influence de Renouvier sur la construction de la République comme réalité et représentation, M.-C. Blais nous plonge dans ce large fleuve qu’est l’œuvre du fondateur, en 1868, de l’Année philosophique puis, en 1872, de la Critique philosophique. Il serait difficile d’établir la liste complète des questions traitées par Renouvier et restituées dans cet ouvrage : la famille, le droit pénal, les relations internationales, les institutions, l’éducation évidemment. Le principal mérite de ce travail est de montrer en quoi ces préoccupations très diverses s’inscrivent dans un projet marqué au sceau de la cohérence et d’une grande ambition : fonder philosophiquement la République.

Tel fut le combat de Renouvier qui, jeune polytechnicien, assista aux soubresauts républicains de la première moitié du xixe siècle, à l’échec de 1848, s’engagea contre l’Empire et contribua à asseoir intellectuellement le régime républicain après 1870.

Critique du rousseauisme, Renouvier s’engage contre la violence politique, héritage de la Révolution et se propose de clarifier la doctrine républicaine en l’extirpant de sa gangue jacobine. Il en appelle à la légalité et à un certain pragmatisme, à une politique du possible qui servira de corps de doctrine aux Opportunistes dans les années 1880. Pour autant cette pragmatique de l’action ne le conduit pas à transiger avec certaines données fondamentales. Ici apparaît la figure de Kant dont Renouvier fut le principal introducteur en France. Celui-ci développe, comme l’écrit l’auteur, une « théorie rigoureuse de l’éthique transportée en politique ». Un peu à la manière d’un Péguy pour la révolution, Renouvier remonte le courant en cherchant dans la convention que l’homme passe avec lui-même, dans la construction de sa personnalité, le fondement de l’unité et du contrat social. Cet appel à la morale individuelle comme préalable à la constitution du politique puise dans une vision de l’histoire résolument anti-hégélienne. Pour Renouvier, notre devenir étant marqué par sa discontinuité, l’histoire, comme affrontement des consciences avec elles-mêmes, est le théâtre de la liberté. De cette continuité philosophiquement établie entre la morale et la politique, émerge la notion d’État de droit dont les prémices se laissent entrevoir en France à la fin du XIXe siècle.

Cette tentative de conciliation entre la morale et la politique renvoie à la volonté de Renouvier d’articuler ensemble les deux composantes individualiste et sociale de la République. Rejetant le socialisme d’un Saint-Simon perçu comme autoritaire, il puise dans la pensée de Fourier et de Proudhon pour faire sienne l’idée d’association. La mise en évidence d’un tel courant anti-jacobin dans le socialisme français n’est pas chose nouvelle. Mais, dans le contexte actuel où l’on s’interroge vivement sur la compatibilité entre une certaine forme de libéralisme et les idées socialistes, le retour à une pensée aussi rigoureuse que celle de Renouvier semble de nature à prémunir contre la logorrhée confuse qui aujourd’hui pollue trop souvent ce questionnement utile.

Reste enfin le chapitre qui clôt l’ouvrage : « La République des principes ». Il constitue une forme de pont entre une histoire des idées exigeante et une histoire intellectuelle qui s’intéresse à la circulation de ces idées, à leur influence et aux hommes et femmes qui en font le commerce. M.-C. Blais montre que la république marcha bien sûr deux jambes – le positivisme mais aussi le criticisme – et Renouvier joua dans la construction de ce second pan de la culture républicaine un « rôle discret mais considérable ». L’auteur renoue alors le fil, de Lachelier à Alain en passant par Boutroux, Liard et Durkheim. Elle montre ainsi comment « le retour de la philosophie » à la fin du XIXe siècle en France ne fut pas pure et stérile spéculation intellectuelle : l’État républicain sut recycler la critique philosophique pour asseoir son autorité.

En tentant sans cesse d’élucider les fondements théoriques et les conditions pratiques d’une politique républicaine, Renouvier laisse apparaître la figure du philosophe citoyen sous notre République, mû par une grande ambition intellectuelle et une conscience aiguë du possible. On serait tenté de conclure : Renouvier ou le triomphe de la pensée modeste. Le travail de M.-C. Blais, par sa forme même, s’inscrit, à l’évidence, dans cette voie.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 22, 2004 : Enquête sur l’enquête, p. 238-239.
Auteur(s) : THIERS (Éric)
Titre : Marie-Claude Blais, Au principe de la République. Le cas Renouvier : Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque des idées", 2000, 436 p.
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article81