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André Suarès, Idées et visions et autres écrits polémiques, philosophiques et critiques. 1897-1923 et Valeurs et autres écrits historiques, politiques et critiques. 1923-1948

vendredi 25 septembre 2015

Lectures

André Suarès, Idées et visions et autres écrits polémiques, philosophiques et critiques. 1897-1923 et Valeurs et autres écrits historiques, politiques et critiques. 1923-1948, Robert Parient (ed.),
Paris, Éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2002, 1002 et 981 p.

THIERS (Éric)

Heureuse initiative que la publication en deux volumes d’une riche sélection des écrits, pour beaucoup introuvables, d’André Suarès (1868-1948). Car s’il est aujourd’hui méconnu, Suarès fut au début du siècle considéré à l’égal d’un Gide ou d’un Claudel. La lecture de ces textes, fort bien mis en perspective par Robert Parient, ne pourra que convaincre de la pertinence du jugement d’André Malraux qui plaçait Suarès au centre de son Panthéon personnel.

De ces textes variés, publiés de 1897 à 1948, on ressort à la fois charmé par l’évocation délicate des senteurs de cédrat et de myrrhe de la terre corse au détour d’un portrait de Napoléon particulièrement inspiré, ému par l’hommage sans concession rendu en 1915 à Péguy, « ce petit homme de France », ou impressionné par la prescience de Suarès qui évoque, dès 1935, le sort annoncé des Juifs européens, dans Ses vues sur l’Europe. Qu’on juge aussi de la vigueur de son style lorsqu’il qualifie, par exemple, Mein Kampf « d’explosion de miasmes, de délire démoniaque, de livre des primates odieux, d’office d’extermination ».

Suarès apparaît tel un prophète au physique étrange. Parient le compare au Drogo du Désert des Tartares, retranché du monde, à l’écart des doctrines, intransigeant, vibrant de colère, comme une sentinelle de la civilisation. Car l’œuvre et la vie de Suarès furent avant tout des combats : pour la justice lors de l’Affaire Dreyfus – on se délectera du portrait cruel de Barrès, « grand talent sans aucun caractère », « cadavre raisonnant » ; pour la patrie en 1914-1918, avec la publication de violents pamphlets comme Les commentaires de la guerre des Boches en 1915 ; contre le nazisme dès le début des années trente, ce qui lui valut, outre ses origines, d’être traqué par la Gestapo pendant l’Occupation.

Mais en dehors même de ses écrits politiques, Suarès, qui fut, rappelons-le, à l’initiative de la bibliothèque Jacques Doucet, est aussi l’auteur de véritables poèmes en prose comme Le voyage du Condottiere, de textes sur la musique – Debussy, Ravel – passion qu’il partage avec Romain Rolland, son condisciple de la rue d’Ulm, de portraits fulgurants de Cervantès, Shakespeare ou Baudelaire.

C’est une forme de plongée dans la culture française et plus largement européenne que ce parcours éclectique entre littérature, politique, art, voyages. Se voulant conquérant de la beauté, brûlant de réformer la Cité, Suarès apparaît comme une synthèse parfaite de l’intellectuel du premier xxe siècle. Il nous montre aussi la principale limite de la posture de prophète intransigeant qui fut la sienne : la solitude presque absolue. Comme le souligne Robert Parient, Suarès fut, pour l’essentiel, un « écrivain sans public ». Cette réédition, espérons-le, réparera cette injustice.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 22, 2004 : Enquête sur l’enquête, p. 241-242.
Auteur(s) : THIERS (Éric)
Titre : André Suarès, Idées et visions et autres écrits polémiques, philosophiques et critiques. 1897-1923 et Valeurs et autres écrits historiques, politiques et critiques. 1923-1948, Robert Parient (ed.), : Paris, Éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2002, 1002 et 981 p.
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article83