Revue d’histoire intellectuelle

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Willy Gianinazzi, Naissance du mythe moderne. Georges Sorel et la crise de la pensée savante (1889-1914).

vendredi 25 septembre 2015

Lectures

Willy Gianinazzi, Naissance du mythe moderne. Georges Sorel et la crise de la pensée savante (1889-1914),
Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2006, 231 p.

MICHEL (Vincent)

Avant tout autre commentaire, on ne peut que recommander la lecture de cet ouvrage, tant elle en est passionnante et la problématique on ne peut plus pertinente pour ceux qui s’intéressent à la pensée de Georges Sorel. Dans cet ouvrage, Willy Gianinazzi s’interroge sur l’émergence de la notion de mythe dans l’œuvre de l’auteur des Réflexions sur la violence et adopte, pour mener ce travail, une approche originale de l’histoire intellectuelle selon laquelle les textes politiques du passé, pour être correctement historicisés, doivent être replacés dans le contexte de « discours » qui les a vu naître. Il s’agit donc de montrer combien l’étude des contextes de discours revient à ancrer la signification de la pensée de Sorel dans un milieu et une époque particulière, caractérisée par l’émergence de plusieurs discours savants qui nourrissent sa pensée. L’auteur nous montre, en effet, comment le mythe moderne établi par Sorel tirait sa matière de plusieurs domaines de recherche particulièrement dynamiques au tournant du siècle : histoire de la philosophie antique, linguistique, anthropologie, psychologie. Car il s’agit bien, avant tout, de comprendre la manière dont Sorel élabora la notion de mythe en rattachant son discours aux nombreuses lectures qui nourrissaient son quotidien. Willy Gianinazzi organise ainsi son travail selon deux axes : comment l’idée de mythe vint à Sorel et, après cela, quelle est la forme efficace du mythe qui pousse les hommes à agir pour changer la société. C’est, nous semble-t-il, la réponse à ces deux questions qui constitue l’apport majeur de ce travail.
Afin de répondre à la première question, l’auteur nous replonge dans l’univers intellectuel et scientifique du penseur socialiste. La pensée mythique de Sorel émergea dans un contexte intellectuel favorable dans la mesure où les recherches menées par un certain nombre d’anthropologues, de sociologues ou de psychologues prenaient pour objet cette catégorie de la pensée contemporaine, apportant ainsi, au même titre que Sorel, leurs contributions à la réflexion sur le mythe. L’auteur insiste plus particulièrement sur deux points qui tendent à montrer que cette notion encadrait le débat public au sein de la communauté scientifique française et internationale : la réflexion, tant des sociologues durkheimiens que des anthropologues et des psychologues, sur la place du mythe dans les sociétés civilisées et l’apport des études helléniques qui reviennent sur la place du mythe dans les sociétés anciennes. La lecture de Paul Decharme, James Frazer et Lucien Lévy-Bruhl confirme ainsi l’intuition de Sorel selon laquelle l’activité mythique des sociétés primitives reste toujours prégnante chez les peuples civilisés. Le psychologue Théodule Ribot, que l’auteur considère comme le maître de Gustave Le Bon et de Sorel, influença ce dernier qui utilisa ses travaux sur les images pour dépeindre le mythe. Les hellénistes Paul Tannery et Victor Brochard montraient de leur côté, en partant de l’étude de l’œuvre de Platon, que contrairement aux idées reçues la philosophie grecque n’avait pas mis le mythe au rebut. Ainsi, tous ces travaux confortaient Sorel dans l’idée que le mythe restait une catégorie indispensable qui expliquait la constitution du lien social entre les hommes.
Pour répondre à la seconde question, l’auteur tente de reconstituer le cheminement intellectuel du « solitaire de Boulogne » qui le conduisit d’une réflexion sur la place du mythe dans l’œuvre de Marx au mythe de la « grève générale ». L’idée de mythe est apparue dans l’œuvre de Sorel lorsqu’il s’interrogea sur les raisons qui amenèrent Marx à insérer dans ses écrits une conception catastrophiste qui devait illustrer l’idée de révolution. Sorel pensait que Marx avait volontairement eu recours à ce type de messianisme afin de stimuler au sein du prolétariat une prise de conscience révolutionnaire, lui permettant ainsi d’avoir à l’esprit une vision du futur qui devait le pousser à agir pour transformer la société. Willy Gianinazzi affine cette analyse, proposée en son temps par Shlomo Sand, en distinguant chez Sorel deux conceptions du mythe : le mythe narré et le mythe vécu (ou mythe social). Sorel fit le constat que vient un moment où, en prenant la forme d’un savoir réfléchi, le mythe marxiste se transforme en dogme, engendrant ainsi à la base une attente fataliste qui diminue l’ardeur révolutionnaire du prolétariat. L’auteur reconstitue alors la manière dont Sorel glisse du mythe marxiste au mythe de la « grève générale » en nous dévoilant la problématique sorélienne sur le langage. Grand lecteur de linguistes français et étrangers (comme le sanscritiste d’Oxford Max Müller), Sorel comprend, sous leurs influences, que le langage introduit inéluctablement de la distance entre l’émetteur et le récepteur, d’autant plus lorsqu’il prend la forme d’un exposé didactique transmis de haut en bas qui place celui qui écoute dans la position d’un subordonné propre à être manipulé. Conscient du danger que représente tout savoir réfléchi, même s’il se présente sous la forme d’un mythe, Sorel glisse du mythe-langage (ou mythe narré) de Marx au mythe-image de la « grève générale », qui relève au contraire de la perception parce qu’il s’exprime en images. Mythe social issu d’un « savoir vulgaire », le mythe vécu, comme le désigne Willy Gianinazzi, échappe à toute forme de manipulation puisqu’il n’est plus de l’ordre de l’exposé didactique, de la persuasion, donc du langage. C’est parce qu’il relève de l’imagination et non d’un savoir, que le mythe social pousse plus efficacement les hommes à agir.
Remarquablement bien mené, cet ouvrage est donc l’occasion de s’arrêter un instant sur cette catégorie de la pensée contemporaine qui, par-delà la diversité des approches et des méthodes, contribue à expliquer la constitution du lien social et de montrer que la lecture de Sorel reste un passage obligé pour tous ceux qui s’intéressent à la question du mythe.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 25, 2007 : , p. 232-234.
Auteur(s) : MICHEL (Vincent)
Titre : Willy Gianinazzi, Naissance du mythe moderne. Georges Sorel et la crise de la pensée savante (1889-1914), : Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2006, 231 p.
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article130