Accueil > Sommaires > N° 36, 2018. Travail intellectuel et activité créatrice > LECTURES > Laetitia Guerlain, L’école de Le Play et le droit. Contribution à l’histoire (...)
Laetitia Guerlain, L’école de Le Play et le droit. Contribution à l’histoire des rapports entre droit et science sociale, avant-propos de Bernard Gallinato-Contino et préface d’Antoine Savoye
Issy-les-Moulineaux, LGDJ, « ?Bibliothèque d’histoire du droit et droit romain ? » 34, 2017, XIV-548 p.
lundi 19 novembre 2018
Il n’est pas mauvais que Mil neuf cent présente une étude sur Le Play et ses disciples si on se souvient de l’intérêt que Georges Sorel a souvent porté soit à la sociologie du maître (« les autorités sociales ») soit aux travaux de certains de ses disciples (Prins, de Rousiers). Dans son Introduction à l’économie moderne de 1903, Sorel discute longuement les théories de Le Play et sa critique des juristes.
Parler de l’érudition d’un ouvrage n’est pas toujours l’éloge qu’attend un auteur. Il est pourtant mérité avec le livre tiré de la thèse d’histoire du droit de Laetitia Guerlain. Présenter l’école de Le Play dont les membres sont nombreux, dispersés et le plus souvent oubliés nécessitait un tel investissement. L’auteure met à la disposition du lecteur une très importante bibliographie d’une centaine de pages. Pour mesurer la présence sociale de l’École, une prosopographie des principaux disciples, mais aussi celle des parlementaires leplaysiens, ou le tableau des revues dans lesquels ils ont publié leurs analyses sur le droit, étaient nécessaires. Les leplaysiens ont volontiers enseigné et le livre offre le tableau de tous les lieux où ils ont pu le faire : dans les facultés de droit d’État, les facultés libres (pour lesquelles on note leur poids prépondérant dans le corps enseignant des facultés catholiques), mais aussi en de multiples autres endroits (écoles de commerce ou écoles d’ingénieurs, y compris le Collège de France). La thèse adopte avec bénéfice une conception large de la notion d’« auteur leplaysien » en ce qui concerne la question du droit et de la science sociale. Au cercle intérieur des membres de l’École où elle ne veut pas distinguer entre les deux branches scindées en 1885-1886 s’ajoutent tous ceux qui ont été intéressés à un titre quelconque : certains juristes partagent l’idéologie familialiste ; d’autres sont intéressés par la seule méthode sociologique et l’enquête qui les sort de l’abstraction du raisonnement déductif du positivisme ambiant et les rapproche de la réalité et du droit vivant. L’ouvrage constitue de ce point de vue un remarquable outil de travail pour tous ceux qui auront à croiser à une occasion ou une autre l’École de la paix sociale.
Ce serait peu de dire que la question du droit, de ses sources et de son évolution est centrale pour ce monde de la science sociale leplaysienne. Dans l’analyse de l’origine du droit et de son histoire, l’École peut opérer la jonction de son goût de l’analyse scientifique des sociétés avec son désir d’action en vue de la « paix sociale ». Le livre de Laetitia Guerlain est sur ce point d’une clarté remarquable dans la présentation de l’idéologie originelle de Le Play et de l’évolution progressive à laquelle la réalité a contraint ses disciples. Le Play voulait fonder le droit sur l’« esprit social » contre l’esprit classique illustré par le jacobinisme, mettant en cause le droit privé individualiste et le droit public qui privilégiait la loi et le pouvoir législatif comme source du droit. La méthode sociale prônée par l’École avait pour ambition de renouveler la science juridique grâce à l’observation par la monographie, l’histoire du droit, le droit comparé et l’anthropologie juridique. Il y avait là de quoi séduire les juristes critiques de l’état du droit et soucieux d’un droit plus vivant que celui défendu par la méthode exégétique dominante dans les facultés de droit. L’auteure est ainsi amenée à mesurer de façon très nuancée la diffusion des idées leplaysiennes dans le milieu juridique. Dans la seconde partie du livre, elle scrute minutieusement le curieux glissement auquel sont soumis les leplaysiens à la recherche des « bonnes » sources du droit destinées à se substituer à celles que la Révolution avait mises en valeur. La coutume s’impose à première vue pour constituer cette source « sociale » du droit mais l’École est contrainte d’abandonner cette ressource devant l’évolution de la société, la prise en charge de la question sociale par le législateur et l’échec des coutumes du patronage dans les relations du travail. L’École se tourne alors vers la jurisprudence dont la souplesse semblait capable de corriger les méfaits de la loi et surtout constituait une sorte de « laboratoire de la loi ». La déception est ici encore au rendez-vous car se pose alors la question de la valeur professionnelle des juges. Les épurations de la République alertent les leplaysiens sur leur indépendance. De plus, juristes, ils sont sensibles à la question de la sécurité juridique qu’un droit purement jurisprudentiel n’assurerait pas. Ils sont, en fin de compte, contraints de revenir vers la fonction législative que leur maître critiquait si vivement. Comme le dit Laetitia Guerlain, il ne reste plus qu’à « dompter la loi ». Le souci d’action sociale de l’École de la paix sociale fait donc retour vers l’action législative, vaincue en quelque sorte par un État moderne incontournable dans la forme qu’il a prise après la Révolution. L’auteure nous montre une École assez hésitante entre l’interventionnisme et la résistance libérale, à la recherche d’un interventionnisme acceptable pourvu qu’il se soumette au principe de subsidiarité. Au vu de cette évolution, il est légitime de parler « des destinées paradoxales du mouvement leplaysien et de son rapport au droit ».
Quels ont été les apports de l’École à la conception et au contenu du droit ? L’idée initiale consistait en une dépolitisation de la science juridique au profit d’une authentique scientificité. Le projet de réforme sociale pouvait permettre une alliance entre juristes et sociologues. Leur goût du social favorisait la rencontre des catholiques réactionnaires comme des républicains modérés. Cela ne suffit pas à assurer unité et visibilité à l’École. Pour réussir il aurait fallu lever des équivoques ou des contradictions : comment avoir rêvé d’une société qui secréterait son droit quasiment sans État à la manière des sociétés traditionnelles et s’en remettre en fin de compte à la loi pour assurer la réussite de la réforme sociale ? Laetitia Guerlain ne veut pourtant pas omettre une fécondité de l’école leplaysienne entre 1880 et 1914. Ils ont introduit le souci des faits sociaux dans un milieu juridique habitué à une rationalisation abstraite. Par leur contestation des sources démocratiques du droit, ils auraient contraint le monde des juristes à une réflexion plus approfondie sur la nature du droit. L’ouvrage se termine néanmoins sur une note mitigée. L’École n’a pas levé toutes ses contradictions et elle s’achève dans une postérité vichyssoise en retrouvant ses orientations traditionalistes. Il faut cependant lui savoir gré du débat sociologique et juridique qu’elle a provoqué dans ses belles années entre 1880 et 1914.
Patrice Rolland