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Avant-propos JULLIARD (Jacques)
lundi 21 septembre 2015
À une revue qui a comme terrain de chasse privilégié le quart de siècle qui précède la guerre de 1914, l’affrontement des pensées du progrès et des pensées de la décadence devait nécessairement s’imposer un jour ou l’autre comme sujet d’étude. Jamais peut-être autant qu’à ce pli du siècle des philosophies de l’histoire et de la science aussi opposées ne s’étaient manifestées. Non qu’il faille systématiquement présenter progrès et décadence comme les deux termes d’un couple antagoniste et inséparable. Comme on va le voir, il n’y a pas une mais dix manières d’envisager la décadence, selon le moment ou le champ disciplinaire. Des hommes de lettres du XIXe siècle ont pu nostalgiquement ou triomphalement se réclamer de la Décadence.
Je suis l’Empire à la fin de la Décadence
qui regarde passer les grands barbares blancs
écrit Verlaine. On imagine difficilement un homme de science, voire un historien, se féliciter de vivre une époque de décadence.
Au surplus le constat, vrai ou supposé, d’une crise du progrès, n’implique pas nécessairement la croyance à la décadence, encore moins à une décadence définitive. Contentons-nous au départ de constater qu’à partir de ce moment, la croyance au progrès a cessé de constituer une pensée unique, même si elle continue pour quelque temps à faire office de religion civique.
Depuis combien de temps ? On imagine souvent que le XVIIIe siècle tout entier a été pénétré de l’idée de progrès. Il n’en est rien. Voltaire ne cesse d’osciller entre l’amour du progrès et le scepticisme sur son avènement. Rousseau, on s’en serait douté, a la position inverse. Il croit, en son for intérieur, le progrès inéluctable, mais c’est pour le déplorer. En vérité, comme l’a bien montré Jean Ehrard [1], le XVIIIe siècle a trop cru à la nature, et à son immuabilité bienfaitrice, sous les auspices de la raison, pour avoir recours à la notion de progrès. Ce n’est qu’à la fin du siècle qu’un Condorcet, précédé il est vrai par Turgot, trace ce tableau triomphal des progrès de l’esprit humain qui est la pensée fondatrice de la Révolution et surtout du XIXe siècle.
Il faut le souligner fortement. La croyance au progrès ne se limite pas au seul domaine de la science et de la technique. La nouvelle religion civique postule que les progrès des sciences et des arts doivent nécessairement se traduire par une amélioration du bien-être matériel, mais aussi de la moralité des individus et des sociétés. Formidable saut intellectuel, qui transforme un simple constat scientifique en philosophie de l’histoire. Nous entrons ici dans le domaine de la politique. Ainsi au couple nature/raison qui domine le XVIIIe siècle se substitue à l’aube du XIXe le couple science/progrès. C’est ce dernier qui trouve avec l’avènement de la IIIe République en France une consécration officielle et proprement institutionnelle. Et c’est lui qui commence à être remis en cause dans les dernières années du siècle, sous des formes que l’on va voir ci-dessous.
Est-il possible d’aller plus loin et de s’interroger sur le destin de ce couple au cours du siècle suivant, celui qui s’achève sous nos yeux ? Ce serait évidemment un tout autre sujet. Qu’il nous soit seulement permis de noter que, dans ce domaine comme dans bien d’autres, le quart de siècle qui précède la Première Guerre mondiale trace le cadre intellectuel des grands débats qui vont dominer le vingtième. bien entendu, ni la science ni la technique n’ont fait faillite, comme croyait pouvoir l’annoncer Brunetière. Mais il est vrai aussi que la grande espérance morale qui a accompagné l’essor de la pensée progressiste ne s’est nullement concrétisée. bien au contraire. Ce n’est pas la régression vers la barbarie que nous avons connue qui en soi invalide la prédiction de Condorcet, mais le fait que cette régression ait pu se produire, sous les auspices du nazisme, dans un pays de haute civilisation, un des porte-flambeaux des progrès de l’esprit humain. Depuis, si la pensée de la décadence ne s’est guère affirmée, la religion du progrès, elle, est bien morte. Nous voici agnostiques en matière d’avenir.
Notre prochain numéro portera sur un sujet moins vaste que celui-ci, mais qui lui est apparenté : l’anti-intellectualisme des intellectuels.
Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 14, 1996 : Progrès et décadence, p. 3-4.
Auteur(s) : JULLIARD (Jacques)
Titre : Avant-propos
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article24
(consulté le 21-09-2015)
[1] Jean Ehrard, L’idée de Nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Paris, SEVPEN, 1963.