Revue d’histoire intellectuelle

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Élie Halévy, Œuvres complètes, vol. 1-5 (par Emmanuel Jousse)

dimanche 18 décembre 2022

Œuvres complètes, vol. 1, Correspondance et écrits de guerre (1914-1919), Vincent Duclert, Marie Scot (eds.), préface de Stéphane Audoin-Rouzeau, Paris, Les Belles Lettres, 2016 ; vol. 2, L’ère des tyrannies. Études sur le socialisme et la guerre, V. Duclert, M. Scot (eds.), préface de Nicolas Baverez, 2016 ; vol. 3, Histoire du socialisme européen, M. Scot (ed.), préface de Marc Lazar, 2016 ; vol. 4, Le moment Platon. Élie Halévy philosophe I, V. Duclert (ed.), introduction de V. Duclert, 2022 ; vol. 5, Études anglaises, M. Scot (ed.), préface de Christophe Charle, 2021.

L’œuvre d’Élie Halévy existe-t-elle ? La question pourrait être légitimement posée car ses publications les plus connues, L’ère des tyrannies (1938) et l’Histoire du socialisme européen (1948), sont des éditions posthumes de conférences et de notes de cours. Cette mémoire tronquée a longtemps laissé dans l’ombre les ouvrages publiés de son vivant, comme La formation du radicalisme philosophique (1901-1904) ou l’Histoire du peuple anglais (1913-1926). Elle sanctifiait surtout le « portrait intellectuel idéal du libéral français », comme l’écrivait Jacques Julliard, érigé sur un piédestal par une tradition consensuelle, de Raymond Aron à Commentaire.
L’initiative lancée en 2011 par la Fondation nationale des sciences politiques de publier aux Belles Lettres les Œuvres complètes d’Élie Halévy, sous la responsabilité de Vincent Duclert et de Marie Scot, a donc pour double intérêt de borner les frontières d’un massif inconnu et foisonnant, et d’en rendre lisible l’indiscutable richesse. Cinq volumes ont déjà paru sur les douze prévus, 3500 pages qui invitent à découvrir l’un des penseurs majeurs du premier XXe siècle français.
L’espace manque ici pour faire la somme de ce qu’apporte cette publication ambitieuse à la compréhension de l’histoire intellectuelle et politique du Royaume-Uni et de l’Europe. En revanche, le cas Halévy est suffisamment original pour inviter à réfléchir sur ce que dit et ce que fait l’édition d’œuvres complètes à la pensée d’un auteur aux écrits épars. En effet, le défi relevé brillamment par Vincent Duclert et Marie Scot consiste à la dégager du volumineux fonds progressivement versé à l’École normale supérieure. De ces 95 cartons, les premiers volumes montrent l’atelier battant d’un intellectuel au tournant du siècle : variété des intérêts et des champs d’études, de la philosophie platonicienne à l’histoire politique du Royaume-Uni ; diversité des sources, des articles aux notes de cours. À partir de cette mine documentaire, les chercheurs peuvent éclairer la genèse d’une œuvre intellectuelle en suivant son élaboration tortueuse, des notes griffonnées aux volumes publiés. En creux, les Œuvres complètes d’Élie Halévy proposent donc une biographie intellectuelle en acte, bien plus efficace que n’importe quelle monographie. On y découvre les arcanes d’un travail intellectuel que Mil neuf cent a cherché à expliciter dans plusieurs de ses numéros : l’échange d’idées par la correspondance, l’étude critique par la pratique du compte rendu, l’entretien du débat par la coordination d’une revue intellectuelle.
Cette biographie intellectuelle par la publication des œuvres conjurerait-elle l’illusion biographique autrefois dénoncée par Pierre Bourdieu ? Rien n’est moins sûr : beaucoup de ces textes n’ayant jamais été publiés, les choix éditoriaux n’en sont que plus essentiels. Ils imposent d’abord de découper dans la masse les thèmes structurants d’une pensée, thèmes qui valent mise en récit : le philosophe (vol. 4), l’enseignant spécialiste du socialisme européen (vol. 3) et du Royaume-Uni (vol. 5), l’historien-philosophe à la réflexion bouleversée par la Première Guerre mondiale (vol. 1) et la montée des dictatures (vol. 2). Dans le détail, ces découpages ne sont pas toujours clairs : un tiers du volume intitulé Études anglaises est déjà publié dans les volumes précédents ; les correspondances reprennent des lettres déjà données mais différemment coupées. Ces « repentirs » montrent toute la difficulté à nouer des chaînes textuelles cohérentes, à saisir d’emblée une cohérence d’ensemble qui, en réalité, se dessine au fur et à mesure de la publication même.
L’œuvre d’Élie Halévy n’existerait donc que par l’acte consistant à la publier, c’est-à-dire à l’organiser. C’est là un autre grand mérite de l’impressionnant travail mené par Vincent Duclert et Marie Scot : proposer une vision panoptique de l’œuvre dans toute sa diversité, sans en fermer les interprétations à venir.