Revue d’histoire intellectuelle

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Willy GIANINAZZI, Michel PRAT, Robert Paris (1937-2020)

samedi 25 décembre 2021

La discrétion et la modestie de ce grand historien du mouvement ouvrier dissimule une œuvre de grande ampleur dont on peut regretter qu’à l’encontre de sa réputation à l’étranger, elle n’ait pas toujours été reconnue en France à sa juste valeur. Aux Cahiers Georges Sorel puis à Mil neuf cent, dont il fut membre du Comité scientifique depuis le début, nous avions noué avec Robert Paris un dialogue intellectuel que, depuis plusieurs années, la maladie avait interrompu. Et pourtant, il n’offrit à notre revue aucune de ses explorations originales. Il n’en était pas moins un abonné et un lecteur très attentif et il n’était pas rare de recevoir de sa part de petites notes soigneusement dactylographiées, où il ne manquait pas de rectifier une inexactitude dans un article ou d’apporter une précision biographique ou bibliographique. Son intérêt pour Sorel était très ancien et c’est tout naturellement qu’ il avait participé au colloque fondateur des études soréliennes en France de 1982. Sa contribution très savante ne visait rien moins qu’à esquisser une géographie internationale du sorélisme.
Cette ouverture internationale a caractérisé son activité intellectuelle et scientifique – dont témoignent notamment les nombreux comptes rendus qu’il donna aux Annales et au Mouvement social. Marseillais d’origine italienne par sa mère, Robert Paris consacra sa maîtrise de philosophie à Giambattista Vico sous la direction de Georges Canguilhem. En déployant son goût pour l’histoire des idées, toujours articulée avec celle des mouvements sociaux, il entreprit une Histoire du fascisme en Italie dont il publia le seul premier tome en 1962, mais qu’il prolongea en 1968 par une étude sur les origines du mouvement qui prenait en compte l’itinéraire de certains intellectuels syndicalistes révolutionnaires.
En France, dans la première moitié des années soixante, Robert Paris participa à la revue tiers-mondiste et « gauchiste » Partisans, éditée par François Maspero. Il publia aussi des articles remarqués dans Arguments et dans Les Temps modernes. Mais il se fit surtout connaître par l’édition critique des Écrits politiques et des Cahiers de prison ­d’Antonio Gramsci dans la prestigieuse « Bibliothèque de philosophie » de Gallimard. L’appareil éditorial de ces huit volumes était un petit bijou d’érudition pointilleuse qui complétait ou rectifiait les éditions italiennes de Gramsci, au grand dam de l’orthodoxie communiste. Esprit volontiers caustique sinon provocateur, cet éditeur de Gramsci n’hésitait pas à se ­qualifier en privé d’« anarcho-­bordiguiste », s’étonnant qu’on lui objecte : « Cela existe-t-il ? »
En Italie, à côté de nombreuses collaborations à des revues, il contribua, par une étude pionnière sur l’émigration et l’exil des Italiens, à la monumentale Storia d’Italia des éditions Einaudi, codirigée par Ruggiero Romano qui avait été son directeur de thèse. À ses compétences de philosophe et d’historien, il adjoignit celle de traducteur qu’il voua, principalement dans sa jeunesse, à une palette variée de textes politiques, philosophiques et littéraires d’auteurs italiens allant de Palmiro Togliatti, Danilo Dolci, Galvano Della Volpe à Cesare Pavese et Renzo Rosso.
Sa thèse de doctorat, soutenue en 1970, et ses recherches consacrées à l’intellectuel péruvien à la fois marxiste et indianiste José Carlos Mariátegui, dont il édita en français et en italien les Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne, en firent un spécialiste reconnu de l’histoire politique et sociale de l’Amérique latine, et par là même un historien soucieux de comprendre comment les idées peuvent s’acclimater et se traduire dans d’autres réalités socioculturelles. Il composa, aux côtés de Madeleine Rebérioux, l’important chapitre de l’Histoire générale du socialisme, dirigée par Jacques Droz, « Socialisme et communisme en Amérique latine ». Nombre d’étudiants sud-américains, la plupart exilés, suivirent ses séminaires à l’EHESS et rédigèrent leur thèse sous sa direction. Dans les années quatre-vingt, c’est avec leur concours qu’il entreprit de réaliser l’ambi­tieux projet d’un Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier d’Amérique latine. Si ce « Maitron » latino-américain ne put être mené à bien, il n’en a pas moins fait école et inspiré la sortie d’une série de dictionnaires biographiques nationaux ou régionaux en Argentine, en Uruguay, au Guatemala et au Brésil au cours des quinze dernières années.