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Avant-propos. Tu n’as rien vu au congrès de Tours
mardi 6 octobre 2020
Le congrès de Tours a cessé d’occuper la place qui a longtemps été la sienne dans la culture politique française. On savait que de ces jours (25-30 décembre 1920) et de ce lieu datait une nouvelle ère dans la déjà longue histoire du socialisme français. Des scissions, il y en avait pourtant eu de nombreuses au sein de cette famille toujours encline à se chamailler. On s’y affrontait d’ailleurs moins sur le but qu’on s’attachait à poursuivre (l’émancipation du prolétariat), en relais du mouvement ouvrier, que sur la méthode et sur la forme de l’action pour l’atteindre comme sur les réponses immédiates à apporter aux défis du contemporain. Parmi ceux-ci, le plus récent, tonnant comme l’une des catastrophes historiques les plus décisives, la Grande Guerre qui avait dévoré ses enfants, était le dernier à avoir suscité les querelles les plus vives et entraîné les divisions les plus insurmontables.
Si le congrès de Tours s’inscrit dans le sillage d’une longue histoire durant laquelle la scissiparité de la gauche se trouve sempiternellement accompagnée de recompositions plus ou moins provisoires, ses effets et la mémoire qu’il a nourrie sont d’une exceptionnelle intensité. Comme en de nombreux pays où de semblables congrès se tinrent dans le même tumulte, deux organisations en sont apparues, chacune incarnant une conception du socialisme : deux organisations rivales non seulement nées des liens qu’elles acceptaient d’entretenir avec la première patrie du socialisme, la Russie soviétique, mais aussi surgies au sortir d’une guerre durant laquelle les plus jeunes, anciens combattants, considéraient qu’ils avaient été trahis par un socialisme d’ancien monde, désormais à bout de souffle.
On a beaucoup écrit et glosé sur le congrès de Tours. La rupture fut aussi douloureuse qu’indépassable en dépit de tentatives répétées s’efforçant de réparer l’« égarement de 1920 », aspirant à obtenir une « Union organique » vite hors d’atteinte. Face à une gauche aujourd’hui éparpillée et sans repères, le « retour à Tours » sonne étrangement. Nulle « union organique » en vue, ni même de ces unions qui rythmèrent l’histoire des gauches : « front populaire », « union de la gauche » ou « gauche plurielle ». Avec ce numéro auscultant le congrès de Tours, nous plongeons bel et bien dans un monde que nous avons perdu.
Les auteurs réunis par Emmanuel Jousse ont d’ailleurs choisi un angle ethnographique pour mieux traiter de cette étrangeté. Sans perdre de vue les enjeux idéologiques et politiques du congrès, ils se sont attardés sur la « fabrique » du congrès. Les lecteurs les plus avertis de Mil neuf cent se souviennent que notre revue avait jadis fait de l’objet « congrès » le thème de l’une de ses livraisons dans la perspective d’une histoire matérielle de la vie intellectuelle qu’elle avait lancée dès les années 1980 (1). Cette nouvelle livraison se présente comme l’écho lointain de cette première démarche dans un domaine – l’histoire du socialisme et du mouvement ouvrier – qu’elle partage avec ses aînées les Cahiers Jaurès et le Mouvement social. C’est la raison pour laquelle une rencontre est prévue au mois de décembre 2020 autour des numéros que chacune des trois revues a décidé de consacrer au congrès de Tours, occasion aussi d’évoquer la situation actuelle des revues vouées à l’étude du mouvement social sous toutes ses formes.
L’angle ethnographique retenu par Emmanuel Jousse n’est pas le moins pertinent. Il complète utilement une historiographie déjà riche, mais relevant plutôt d’une « histoire-bataille », plus attentive aux contenus politiques qu’aux pratiques des acteurs. Or le congrès de Tours fut une scène sur laquelle se joua un drame dont l’issue était déjà connue. Ainsi, peut-on soutenir, avec un zeste de provocation, qu’il ne s’est (presque) rien passé à Tours. Ou si peu. Mais ce « si peu » n’en était pas moins indispensable, dès lors que l’on conçoit la politique comme un espace symbolique où s’affrontent tout à la fois des idées, certes, mais aussi des intérêts et beaucoup de passion. Tous les auteurs de ce numéro en font ici, une nouvelle fois, la démonstration.
À qui aurait encore l’illusion que les congrès politiques (mais en va-t-il autrement dans les congrès scientifiques ?) sont d’abord le lieu d’un débat ouvert où la parole persuade à force d’argumenter, se heurtera à bien des déceptions. Le déroulé du congrès de Tours, scruté au plus près, montre que nul n’en attendait autre chose que le grand schisme qu’il institua. De ce point de vue, il fut d’ailleurs nécessaire : il fallait qu’un drame national se nouât pour prendre acte des séparations et des adieux qui s’étaient déjà formulés à d’autres échelles, régionales, locales voire amicales. À Tours, le rideau ne fit que tomber sur une pièce depuis longtemps déjà écrite.
Mil neuf cent n’oublie pas ses origines. La revue s’efforce de maintenir le fil ténu des études soréliennes par la publication de travaux originaux réalisés autour de l’œuvre du solitaire de Boulogne, par l’étude de son environnement intellectuel ou de sa réception. C’est de cette dernière dont il est question dans l’article de Catherine Rancon qui s’emploie à comprendre les usages différenciés de deux concepts centraux, « mythe » et « utopie », chez Georges Sorel et chez le dirigeant communiste italien passé à Vichy, Angelo Tasca. Sans réveiller les vieilles querelles soulevées par Zeev Sternhell qui vient de nous quitter et sur lesquelles la revue s’est fréquemment penchée et sans escamoter le moins du monde une confrontation théorique très riche, l’article de Catherine Rancon s’applique d’abord à mieux éclairer les significations des deux concepts en mettant au jour un clivage, émotion versus raison, qui a peut-être au moins autant divisé la gauche tout au long de son histoire que celui qui opposait les « révolutionnaires » aux « réformistes ». Les études soréliennes sont toujours bel et bien vivantes.
Christophe Prochasson
1. Les congrès, lieux de l’échange intellectuel (1850-1914) : Mil neuf cent, 7, 1989.