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Frédéric Monier, Le complot dans la République. Stratégies du secret de Boulanger à la Cagoule

vendredi 25 septembre 2015

Frédéric Monier, Le complot dans la République. Stratégies du secret de Boulanger à la Cagoule
Paris, La Découverte, coll. "L’Espace de l’Histoire", 1998, 339 p.

VENAYRE (Sylvain)

Ce livre est issu d’une thèse de doctorat consacrée au complot communiste dans la France des années 1920. Frédéric Monier, qui qualifie à plusieurs reprises son travail d’« essai », a élargi le champ de sa réflexion. L’histoire du complot qu’il nous donne ici à lire dépasse de loin les politiques de répression des complots, menées notamment par les gouvernements du Bloc national, ou les tentations conspiratrices qui animèrent certains milieux du communisme français à la fin des années 1920. Du boulangisme à l’activisme de la Cagoule, en passant par la dérisoire tentative de Déroulède à Reuilly, la politique de prévention des complots de Clemenceau ou le 6 février 1934, l’auteur envisage toute l’histoire du complot, d’un bout à l’autre de la IIIe République.
Cette histoire ne pouvait être une histoire événementielle. Travailler sur le complot ne va pas de soi. Frédéric Monier prend d’ailleurs soin de bien nous préciser, à plusieurs reprises, que sa démarche est sans rapport aucun avec le sensationnalisme de l’« histoire-complot ». L’auteur a laissé de côté son éventuelle définition personnelle du complot pour s’en tenir au discours sur le complot, tel qu’il était produit à l’époque qu’il étudie. Les événements qu’il retient ne constituent ainsi que des foyers discursifs plus massifs dans l’archive, et non des faits qui contiendraient en eux-mêmes leur propre signification. Ce qui intéresse Frédéric Monier est la désignation de tel ou tel événement comme complot et les raisons, multiples, qui ont pu présider à cette désignation. Son objet n’est pas exactement le complot, mais la perception que l’on pouvait avoir de celui-ci sous la IIIe République. Son travail est d’abord un travail d’historien des représentations.
Le point de départ de l’auteur est donc le mot même de « complot », tel qu’il s’insère dans le discours politique. Or, note Frédéric Monier, « le mode d’analyse présenté dès le début de cet essai repose sur le hasard de la langue – le français disposant de trois termes synonymes » : complot, conjuration et conspiration. Tous trois ne donnent pas à voir la même dimension du complot : à la conspiration subversive correspondent le complot judiciaire et la conjuration fabuleuse. La définition précise de ces trois termes, leurs relations et leurs évolutions sont au cœur de l’étude. À cet égard, il est peut-être dommage que cet important effort d’analyse des différentes manières de nommer le complot ne se soit pas accompagné d’un effort équivalent concernant les modalités d’énonciation de la lutte contre celui-ci. Frédéric Monier semble faire siens des termes tels que « répression » et « prévention », alors que leur récurrence dans le discours sur le complot aurait peut-être pu justifier un commentaire distancié.
Le travail est très fécond. Il convient ici de remarquer que le chercheur n’a pas cédé à la facilité : son corpus n’est pas fondé sur un seul type de sources. Ouvrages politiques, romans, discours, brouillons, correspondances officielles, tracts, journaux – le tout adossé à un travail d’archives d’importance : tout lui est matière première, pour peu que le complot soit au centre du discours. Frédéric Monier identifie plusieurs basculements dans l’histoire de ce discours sur le complot : l’émergence des notions de « complot moderne » (parce que public) et de « complot permanent » (autour de Déroulède), l’importance du moment communiste dans cette histoire du complot, l’apparition de la notion de putsch à la fin des années 1920 et enfin l’idée dominante d’une « technique du coup d’Etat » (titre d’un ouvrage de Curzio Malaparte) dans les années 1930.br> Tous ces basculements ont de multiples significations, dont on ne peut entreprendre ici le recensement. L’équilibre des trois pouvoirs, notamment, est engagé. La désignation politique du complot semble toujours être le fait de l’exécutif et coïncide rarement, tant s’en faut, avec la définition judiciaire de celui-ci. La mise à l’écart du législatif, quasiment systématique à l’origine de toutes les dénonciations de complot, donne à celui-ci un relief particulier dans le cas de procédures allant jusqu’à leur terme, c’est-à-dire au jugement du Sénat. De même, ces basculements correspondent à la perpétuelle redéfinition du clivage droite gauche (ainsi qu’aux aléas des alliances politiques). À cet égard, ce n’est sans doute pas un hasard si la problématique contemporaine du complot émerge au tournant du XIXe et XXe siècle, quelque part entre le boulangisme et l’affaire Dreyfus, c’est-à-dire au moment où se construisent, dans l’opinion publique, les identités de « droite » et de « gauche ». La redéfinition du complot participe probablement de cette redéfinition des identités, dans le contexte de l’instauration durable du régime républicain en France. Au total, cette histoire du complot apparaît comme une nouvelle lecture, très stimulante, de l’histoire politique de la IIIe République.
Frédéric Monier semble vouloir faire sienne la définition de la « besogne préliminaire qui incombe aux intellectuels, en ce début des temps contemporains », donnée par Jean-Richard Bloch dans une lettre à Curzio Malaparte à propos de sa Technique du coup d’Etat, citée en conclusion : « Nommer les choses, faire la toilette de l’esprit, en évacuer les mots morts, les concepts usés, les façons de penser périmées, frayer la voie aux conceptions de représentations exactes d’un monde entièrement renouvelé ». Il définit par là même une certaine histoire intellectuelle, qui passe d’abord par l’identification de ces « toilettes » successives, la mise à jour de leurs logiques et de leurs enjeux. Il a montré, en choisissant de travailler ainsi sur la notion de complot, que cette histoire était indispensable à la compréhension des pratiques politiques.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 17, 1999 : Intellectuels dans la République, p. 173-175.
Auteur(s) : VENAYRE (Sylvain)
Titre : Frédéric Monier, Le complot dans la République. Stratégies du secret de Boulanger à la Cagoule : Paris, La Découverte, coll. "L’Espace de l’Histoire", 1998, 339 p.
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article60