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Avant-propos JULLIARD (Jacques)
lundi 21 septembre 2015
Après le temps des réquisitoires, voici venu celui de l’instruction. Celui des plaidoiries est révolu depuis longtemps déjà. Cette étrange procédure, exorbitante des principes juridiques les plus élémentaires, a pourtant droit de cité en histoire, chaque fois que l’actualité rallume les passions rétrospectives. On l’a vu avec le communisme. On l’a vu avec le régime de Vichy. On vient de le voir avec la question coloniale.
Au commencement était le conformisme. Quand apparaît une pensée nouvelle, quand une idéologie se fait jour que n’avaient pas connue les pères, alors les fils conviennent, sans s’être concertés, que cette pensée, cette idéologie est décidément la leur. Mais c’est à ce moment que commencent les interrogations, les doutes, les remises en cause. Le combat fait rage, au détriment de toute rationalité ; pis que cela : au déni de toute historicité.
Enfin, l’historien paraît. Non pas, comme dit Chateaubriand, « chargé de la vengeance des peuples » - cela peut se faire à l’occasion -, mais porteur d’une indomptable sagesse : « Je vois bien quelles sont vos réponses. Au fait, qu’elle était donc la question ? »
Attention ! La question ici posée n’est pas celle du colonialisme comme fait historique global. Sinon, la « vision des vaincus » (Nathan Wachtel) serait ici trop pauvre et trop parcellaire. C’est bien de la vision des vainqueurs qu’il s’agit, ou plutôt des conquérants. « Idéologie coloniale », alors ? Non plus. Recourir d’emblée à ce mot, ce serait décider avant d’avoir enquêté. Pensée coloniale, donc. Olivier Cosson et Yaël Dagan, qui comptent parmi les plus récents collaborateurs de la revue, mais qui, on va le voir ici, y ont pris une place remarquable, s’en expliquent en introduction à ce numéro. Ils s’opposent - certains le leur reprocheront - à toute vision manichéenne du phénomène, et surtout à cet « anachronisme compassionnel » duquel nous ne sommes pas encore assez sortis pour tenter de comprendre ce qui s’est passé : une « sensibilité coloniale » baigne assurément la période, celle du tournant du siècle, autour de 1900, notre date fétiche, à partir de laquelle nous tentons régulièrement des « sorties » en amont et en aval.
Une des notions les plus dignes d’être notées de ce retour à l’événement par-delà les idéologies qui nous sont proposées ici, c’est son ambiguïté fondamentale, qui ne peut être dissipée que grâce à sa mise en perspective dans le temps et dans l’espace. Par exemple, l’opposition résolue d’un certain nombre de socialistes de gauche aux expéditions coloniales, tel Jules Guesde, paraît consonner avec l’anticolonialisme moderne. Erreur ! Il rejoint le refus de l’ouverture coloniale par la droite nationaliste et s’explique au moins autant par le mépris envers les indigènes que par le refus de principe de construire un Empire ; en revanche, Jaurès, qui presque jusqu’au bout soutiendra, avec des réserves, cette entreprise de conquête, ne manque jamais de la relier à un souci d’égalité et d’universalisme.
On en dira autant de l’essai stimulant de Jane Burbank et Frederick Cooper qui présente le fait colonial comme un cas particulier de l’impérialisme, dans le temps et dans l’espace. Il en résulte une remise en cause de la transition, devenue canonique, de l’Empire vers l’État-nation. L’aventure coloniale, qui n’est ni typiquement une incarnation de la modernité, ni un simple avatar de structures politiques anciennes, relève typiquement de ce que les auteurs appellent la « conquête préventive » de la part de grandes nations européennes en concurrence entre elles. D’où la faiblesse des investissements et le caractère somme toute fragile et éphémère de l’épisode colonial. De même lorsque Yaël Dagan recourt à l’étude du vocabulaire pour montrer comment les immigrants juifs en Palestine se sont dissimulés à eux-mêmes la part coloniale de leur entreprise, elle remet en cause les classifications traditionnelles, pour proposer une nouvelle intelligibilité d’un phénomène universel : l’installation d’une population nouvelle dans un territoire déjà habité.
Dépasser les stéréotypes, sans renoncer, bien au contraire, aux effets de structure, telle est l’ambition de ce numéro. Selon une tradition fortement ancrée dans nos pratiques, nous avons soumis un problème historique donné à la double épreuve de la confrontation orale et de la transcr1ption écrite. Ce n’est donc pas simplement les actes d’un colloque que nous présentons ici, mais le résultat d’une élaboration intellectuelle préalable, qui a pris la forme successive d’une rencontre, puis d’une publication.
Cette rencontre n’aurait pas été possible sans le concours de l’Université de Chicago à Paris, notamment de Françoise Meltzer, sa directrice, et de Sébastien Greppo, son directeur administratif, qui, le 9 janvier 2009, nous ont accueillis avec beaucoup de bonne grâce dans leurs locaux. Qu’ils en soient ici vivement remerciés. Nous remercions aussi J. Burbank et F. Cooper pour leur aide dans la rédaction des abstracts.
Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 27, 2009 : Pensée coloniale 1900, p. 3-4.
Auteur(s) : JULLIARD (Jacques)
Titre : Avant-propos
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article38
(consulté le 21-09-2015)