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Claude Langlois, Thérèse à plusieurs mains. L’entreprise éditoriale de l’Histoire d’une âme (1898-1955) (par Marie Laurence Netter)
Paris, H. Champion, 2018, 686 p.
dimanche 18 décembre 2022
Loin du discours polémique, Claude Langlois prend le parti du récit quasiment chronologique pour rendre compte du cheminement d’une œuvre, celle de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus alias sainte Thérèse de Lisieux (1873-1897), qui fut à la fois portée aux nues et fortement mise en cause. Le titre de l’ouvrage Thérèse à plusieurs mains, donne d’entrée de jeu les raisons pour lesquelles l’œuvre de Thérèse fut très vite l’objet de critique sinon de suspicion : paru un an après son décès, l’Histoire d’une âme, composé d’un long texte et de poésies de Thérèse, mais aussi de paroles rapportées et de témoignages, était clairement un ouvrage composé par plusieurs personnes, en l’occurrence mère Agnès et mère Marie de Gonzagues supérieures du carmel de Lisieux, avec l’assentiment d’un religieux et d’un prélat. Les éditions qui suivirent, souvent modifiées, confirmaient ce mode opératoire qui amène Claude Langlois à définir d’« entreprise éditoriale » l’Histoire d’une âme. Ce terme à lui seul dit l’ambiguïté d’une publication religieuse par des religieux, ambiguïté que l’auteur lève de façon magistrale, justifiant par la rigueur de son approche, ce qui aurait pu paraître comme une manipulation aux yeux d’un chercheur moins averti.
L’ouvrage relate l’étonnant cheminement d’une religieuse morte très jeune et la manière dont son parcours et ses écrits furent mis en scène, publiés, jusqu’à devenir une entreprise commerciale florissante. La précocité de la vocation de Thérèse, sa mort à vingt-cinq ans mais aussi et surtout sa certitude, étayée par de nombreux signes, d’être appelée à la sainteté et de ne pas se le cacher, façonnent un personnage hors du commun. Son chemin de sainteté est la « Petite voie » comme elle le dit, l’écrit et le développe dans les mémoires que ses supérieures lui demandent d’écrire, une voie faite des petites choses de la vie et non pas celle de l’héroïsme et du martyr. Pas celle non plus des grandes œuvres comme celles de Thérèse d’Avila, son modèle pourtant.
Dans quelles circonstances et pour quelles raisons les supérieures de Thérèse de l’Enfant-Jésus se sont-elles lancées dans cette « entreprise » ? Ou comment une entreprise éditoriale débouche sur la reconnaissance un siècle plus tard de la troisième femme docteur de l’Église. Claude Langlois ne conclut pas explicitement ainsi sa longue enquête qui mène pourtant logiquement à cette conclusion : son but est autre. Son analyse précise et factuelle met en lumière les manipulations auxquelles a donné lieu l’œuvre de Thérèse et montre que, loin de nuire à la crédibilité de ses écrits, elles ont mis en exergue une vie dont l’ambition était de rendre Dieu et son fils Jésus accessibles à tous par la simplicité de sa propre relation avec eux, dans une spiritualité faite d’amour et de proximité. C’est ce que voulaient les carmélites et le succès fut complet. Le message, que l’on soit croyant ou non, eut un retentissement considérable. La modestie et la simplicité sont rarement les éléments d’une grande notoriété et les dons remarquables de la très jeune carmélite auraient très bien pu ne jamais être connus car elle n’avait pas suscité d’attente particulière de son vivant, comme ils auraient aussi bien pu succomber à la soif de publicité de ses supérieures. Claude Langlois, à travers les péripéties de la publication et de la diffusion de l’Histoire d’une âme, montre comment la solidité, la profondeur et l’originalité des écrits de Thérèse ont été reconnues comme telles à chaque étape de son devenir post-mortem, servant ainsi leur auteur et l’Église à travers une vision de la sainteté vécue au quotidien, accessible à tous les croyants et promise à un bel avenir. La mise en scène et les modifications imputables aux religieuses ont servi la cause de Thérèse, une sainte du quotidien, dans un pays où l’anticléricalisme affirmé puis la guerre faisaient vaciller tous les repères traditionnels.
L’Histoire d’une âme, qui paraît en 1898, rencontre rapidement un tel engouement qu’il faut très vite rééditer le livre. Livre composé des deux écrits principaux rédigés par Thérèse à la demande de ses supérieures, d’un troisième écrit peu avant sa mort, de poésies et de chants, et de témoignages de ses compagnes carmélites sur sa vie et ses derniers moments. Cette structure de base connaîtra plusieurs transformations au cours des rééditions avec l’adjonction de portraits, d’autres témoignages, de lettres de prélats et le texte de Thérèse elle-même sera plusieurs fois retouché, notamment par sa propre sœur et supérieure du couvent mère Agnès. Persuadée que sœur Thérèse qui vient de s’éteindre a mené une vie exemplaire, mère Marie de Gonzagues décide sans attendre qu’il faut diffuser aux autres carmels une plaquette sur sa vie et son œuvre ; ce qui devient un an plus tard un vrai livre que l’imprimerie Saint-Paul à Bar-le-Duc accepte de prendre en charge malgré les risques et le refus de nombre d’éditeurs. Mère Agnès, autre artisan fondamental de l’œuvre de Thérèse, a corrigé, coupé les textes de sa sœur afin de les rendre moins intimes et plus faciles à lire ; attaquée sur le sujet, elle s’est toujours défendue en invoquant la volonté explicite de sa sœur lui demandant de mettre en ordre et de corriger ses écrits s’ils devaient être publiés.
Le succès est immédiat et les rééditions se succèdent, complétées par des brochures plus simples sur la vie de Thérèse, sa famille, sa doctrine, qui s’adressent aux adultes mais aussi aux enfants, des images, des reliques, etc. L’Histoire d’une vie est traduite en de nombreuses langues et Thérèse est connue dans le monde entier. Devant une telle dévotion, renforcée par les témoignages de nombreux religieux et prélats, le pape Pie X engage le procès en béatification en juin 1914, qui aboutit à sa béatification en 1923 et à sa canonisation en 1925.
Après la canonisation, les éditions s’essoufflent mais elles sont relayées par les nombreuses biographies qui paraissent entre les deux guerres. L’Histoire d’une âme telle qu’elle avait été présentée par les carmélites cesse d’être éditée en 1955 pour laisser la place aux éditions des originaux de sainte Thérèse, présentés selon les critères modernes d’édition.
La présentation de Claude Langlois, rigoureuse et contextualisée, montre combien les religieuses ont su tirer parti de la présence d’une consœur exceptionnelle pour mettre en valeur leur mode de vie et leur foi, en la célébrant sans réserve. Les écarts qu’elles se sont permis par rapport aux textes originaux, aussi nombreux fussent-ils, n’ont jamais travesti les écrits de Thérèse ni défiguré sa pensée. L’auteur rend ici, en réalité, un bel hommage à l’action des sœurs qui ont su reconnaître et faire connaître l’originalité d’une œuvre qui pouvait paraître mièvre aux regards des actions de la plupart des grands saints mais qui, ramenée à sa simplicité originelle, révèle une pensée théologique puissante.