Revue d’histoire intellectuelle

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Anne Carol, La mise en pièces de Gambetta. Autopsie d’un corps politique (par Christophe Prochasson)

Grenoble, Jérôme Millon, 2022, 313 p.

dimanche 18 décembre 2022

La passionnante étude de cas qu’Anne Carol mène à bien dans cet ouvrage se trouve à la croisée de plusieurs historiographies et dispose sur l’établi de l’historienne nombre de grandes questions. Tout en déplaçant le regard, en scrutant les zones souvent reléguées au rang du pittoresque et de l’anecdotique, Anne Carol ne néglige en rien la dimension politique de cette si singulière et parfois même énigmatique « mise en pièces » de Léon Gambetta. Notre collègue et amie Anne Rasmussen [1] avait déjà attiré l’attention sur cet épisode qui détonne en cette fin de siècle encore si présente parmi les références politiques contemporaines. Cet ouvrage approfondit le sillon ouvert en s’efforçant d’y démêler les élans d’un monde moderne, pétri de science et de raison, et la résistance qu’y opposent des sensibilités traditionnelles héritées d’antiques représentations du pouvoir mêlées de sentiments religieux ancestraux.
Qu’est-il donc arrivé au corps de Gambetta qui méritât autant d’atten­tion érudite ? Le récit d’Anne Carol distingue plusieurs moments qu’elle éclaire de commentaires et de points de vue divers toujours situés et donc produits sous l’empire de motivations très contrastés. La presse y combine une logique économique, avide de rumeurs qu’elle feuilletonne pour entretenir la fidélité de ses lecteurs, avec des engagements partisans. Les acteurs politiques y combattent ou y soutiennent le grand homme. Les médecins y controversent sur les causes de la maladie puis de la mort. La famille et les amis y pleurent le défunt, leur fils, leur frère, leur parent parfois éloigné, écartant parfois les membres « ­illégitimes » du deuil officiel, comme en fut victime Léonie Léon, quasi-épouse de Gambetta.
Le premier moment de cette histoire repose sur la blessure puis la maladie du grand républicain. Il s’étend de la fin du mois de novembre 1882, quand Gambetta se blesse en manipulant maladroitement un revolver, à son décès le 31 décembre, au terme d’une typhlite mal diagnostiquée et donc mal soignée, à minuit moins cinq. Anne Carol scrute avec acuité le jeu des commentaires engendrés par une presse dominée par des passions politiques. La certification des faits relatés est pour le moins souvent on ne peut plus fragile et le respect pour la « vie privée » quasi absent. Le mauvais goût, la vulgarité, l’obscénité sont à l’œuvre et le restèrent tout au long de cette « affaire », au regard même des normes de ce temps. Le grand homme ne s’appartient plus. Il est tout entier absorbé par le spectacle politique ou soumis aux décisions de médecins en désaccord (on se croirait parfois chez Molière), y compris post mortem, lorsqu’il s’agit de représenter le corps du défunt : photographies, croquis, masque mortuaire, récit.
Anne Carol ouvre ensuite le dossier tout aussi chaotique des funérailles. Comme en d’autres cas bien documentés, le devenir de la dépouille de Gambetta fut en butte à des conflits opposant État, autorités locales, amis et parents du grand mort. À qui appartient le corps de celui qui ne s’appartenait déjà plus de son vivant, puisqu’incarnant des valeurs et des entités supérieures à sa personne privée ? Gambetta, c’est tout à la fois la Nation (qu’il avait contribué à « sauver » en 1870) et la République dans l’une de ses versions les plus avancées (qu’il avait mise en avant comme l’un des fondateurs de la IIIe République). Ces litiges soumirent le corps de Gambetta à des disputes politiques débouchant sur des atermoiements, des pressions, exercées notamment sur le père, survivant à son fils, désireux de voir celui-ci rejoindre la sépulture familiale à Nice, et des agissements dont se moqua la droite catholique à l’affût des contradictions d’une gauche scientiste et anticléricale viscéralement attachée à un homme non seulement vivant mais aussi mort, selon des procédures apparentées à la manière dont les catholiques entretenaient les saints.
Sur ce registre, le pire était encore à venir puisqu’en 1909, lors d’une exhumation exigée par la construction d’un tombeau plus majestueux à Nice où Gambetta avait été inhumé, on découvrit l’état d’un cadavre insulté par plusieurs disparitions : bras droit, viscères, cœur et même tête. La presse s’était certes déjà fait l’écho de l’autopsie qui avait immédiatement suivi la mort de Gambetta dans des termes parfois injurieux lorsqu’ils venaient de la droite. Une polémique, en phase avec les recherches anthropologiques dont ce deuxième XIXe siècle était si friand, avait pris pour objet le poids (insuffisant) du cerveau de Gambetta. On avait appris que son proche ami, Paul Bert, inconsolable, s’était emparé du cœur du grand patriote. Mais qui eût pu penser découvrir un corps aussi mutilé ?
Anne Carol achève son livre presque à la façon d’une enquête policière, cherchant, jusqu’à nos jours, les pièces manquantes et s’efforçant de récapituler les différents ordres de motivation qui poussèrent médecins, amis ou inconnus à s’en emparer. On sait que le cœur de Gambetta accompagna lors d’une imposante cérémonie, le 11 novembre 1920, l’inhumation du soldat inconnu. Anne Carol rappelle que les deux gestes patriotiques furent associés en un cérémonial commun : dépôt du cœur de Gambetta au Panthéon et inhumation du poilu anonyme sous l’Arc de Triomphe. Nation et République une fois de plus solidaires.
C’est dire l’intérêt de cette étude, subtile et nourrie d’une dense documentation, qui se lit d’une traite. On songe au grand livre d’Avner Ben Amos [2] sur l’histoire de la mort publique, installé à la rencontre de l’histoire et de l’anthropologie, auquel Anne Carol rend d’ailleurs avec raison un hommage appuyé. Il est évident qu’à partir d’une telle enquête, où se mêlent l’effroi et le grotesque, peuvent s’ouvrir les plus passionnants échanges dépassant le seul pittoresque de la découpe d’un grand homme. La « mise en pièces » de Gambetta agit à la manière d’un révélateur des passions politiques et des imaginaires sociaux où la mort affleure toujours, quoiqu’on l’oublie souvent, sa discrète présence.


[1Anne Rasmussen, « Science et croyance. Les récits de la mort de Gambetta », in Jacques Julliard (dir.), La mort du roi. Essai d’ethnographie politique comparée, Paris, Gallimard, 1999, p. 169-192.

[2Avner Ben Amos, Le vif saisit le mort. Funérailles, politique et mémoire en France (1789-1996), Paris, Éd. de l’EHESS, 2013.