Revue d’histoire intellectuelle

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Jacqueline Lalouette, Un peuple de statues. La célébration sculptée des grands hommes (France 1801-2018) (par Françoise Mélonio)

Paris, Mare et Martin, 2018, 605 p.

dimanche 18 décembre 2022

Maurice Agulhon avait publié sur la représentation de la République dans les arts plastiques une série d’ouvrages qui jetaient un regard nouveau sur l’histoire de la culture politique de 1789 à 2001 (Marianne au combat, 1979 ; Marianne au pouvoir, 1989 ; Les métamorphoses de Marianne, 2001). Jacqueline Lalouette, qui dédie son ouvrage à Maurice Agulhon, propose une enquête élargie à l’ensemble des statues de « grands hommes » dans l’espace public français de 1789 à aujourd’hui.
Ce « peuple de statues » est considérable : 3856 statues répertoriées (conservées ou aujourd’hui disparues) représentant 2239 personnages. La modestie habituelle de l’autrice ne doit pas occulter le fait que le ­corpus étudié constitue bien plus qu’un échantillon représentatif quoiqu’il puisse subsister quelques lacunes. On est admiratif devant l’ampleur du travail de cette historienne dont la rigueur est connue : dépouillement d’archives des séries F21 et 68 AJ, séries M et T de dix-huit dépôts d’archives départementales, séries I et M de 12 dépôts d’archives communales, sites divers dont ceux des directions régionales des affaires culturelles (DRAC), collections de cartes postales, dépouillement de revues d’art et d’architecture, sans oublier une enquête sur le terrain avec le concours du photographe Gabriel Bouyé, à quoi il faut ajouter une bibliographie secondaire considérable. Il en résulte un très bel ouvrage illustré de 260 illustrations, pourvu d’index des noms de personnages, de sculpteurs et de lieux, qui servira de guide à des pérégrinations historiennes sur le territoire français, tant chaque statue est documentée, accompagnée d’un commentaire qui nous fait pénétrer de façon vivante dans l’histoire locale, les conflits, les manœuvres politiques, les épisodes rocambolesques. Ainsi la statue de La Fayette au Puy-en-Velay – une tonne – est déboulonnée et enlevée par 70 hommes dans la nuit du 22 au 23 décembre 1943, puis entreposée sur un tas de fumier dans une bergerie proche avant d’être remise sur son piédestal le 2 décembre 1945, acte de résistance contre la politique de récupération des matériaux au profit de l’Allemagne…
Mais l’intérêt principal de l’ouvrage n’est pas dans cet enchantement de la petite histoire. Car cet énorme travail érudit vise à tirer de l’étude de la célébration sculptée des grands hommes une étude des mutations politiques, esthétiques, idéologiques dans la représentation des grands hommes. Histoire politique, histoire culturelle des pratiques, histoire des représentations artistiques et sociales… l’ouvrage montre de façon convaincante que les statues ne sont pas un sujet mineur.
La statuomanie est bien un phénomène essentiel au XIXe siècle, comme le rappelle le panorama initial de la sculpture publique depuis la Renaissance. C’est le XIXe siècle qui le premier érige dans l’espace public des statues de grands hommes, privilège réservé jusqu’alors aux figures royales. Maurice Agulhon avait mis en évidence le rôle des nouvelles conceptions de l’urbanisme à partir de la monarchie de juillet dans la multiplication des statues : la destruction des anciennes fortifications, la création de places, l’installation de fontaines favorisent la statuophilie ; Jacqueline Lalouette nous montre comment ce mouvement de statuophilie que Maurice Agulhon avait vu s’étioler dans les années 1970 a été relancé depuis 1990 (il est vrai que la politique monumentale de Georges Frèche à Montpellier pèse sur les statistiques…). Cette reviviscence s’accompagne d’une certaine « peoplelisation » : on honore moins de savants, plus de chanteurs (Brassens, Dalida, Piaf, Brel, Barbara, Trénet, Montant, etc. – p. 170), d’acteurs (Bardot), mais aussi des héros nouveaux qui disent nos préoccupations mémorielles : le génocide arménien (évoqué par les trois effigies du père Komitas) ; la mémoire de la colonisation et de l’esclavage (p. 173). Pour autant, les statues ne suscitent plus la ferveur qui caractérisait les inaugurations sous la IIIe République ; est-ce déclin de l’intérêt pour la politique ? Inadaptation culturelle d’une statuaire restée esthétiquement prisonnière d’une mimesis désuète ? L’ouvrage ne tranche pas, mais une statistique précise et une typologie des statues permettent de démonter les mécanismes de la célébration mémorielle.
La première partie dégage les traits de la politique de célébration de chaque régime. L’ouvrage apporte beaucoup de nouveau, notamment sur deux périodes clés. La république triomphante est la grande commémoratrice : entre 1879 et 1914 sont érigées 1157 statues soit un tiers de toutes les statues repérables, au moment même où les historiens mènent une réflexion critique sur le rôle des grands hommes. La profusion des monuments dit la force des institutions territoriales et des enraci­nements : on trouve beaucoup de statufiés à la réputation toute locale. Les statues disent aussi ce qu’est le panthéon républicain des années du tournant du siècle : Jeanne d’Arc est l’héroïne préférée des Français avant même sa béatification en 1909 (42 statues), ce qui n’empêche pas de célébrer les figures de la libre-pensée en un temps de luttes laïcisatrices : Étienne Dolet (Paris 1889), le chevalier de la Barre (Paris 1905 et Abbeville 1907), Michel Servet (trois statues en 1908 et 1911). Au sommet du panthéon, Pasteur, Victor Hugo, puis Rousseau et Voltaire, et deux hommes morts tragiquement : Gambetta et Sadi Carnot.
Très instructive aussi est l’étude de la période qui va de la grande refonte de la Seconde Guerre mondiale à la reprise de la statuophilie (1945-2017). Le livre ici détruit des préjugés. Certes, pendant la guerre, il y a des destructions idéologiques : par exemple, la destruction de la statue de Jaurès à Montpellier par l’extrême droite et celle de Jaurès à Perpignan abîmée, puis démontée par la municipalité pour la protéger avant d’être réinstallée le 11 novembre 1944. Mais l’analyse précise de la politique de déboulonnage montre qu’elle eut une efficacité variable selon les départements ; l’incohérence et l’incurie de l’administration, jointes à la peur des réactions de l’opinion, ont limité les destructions y compris celles de statues de personnages fort peu appréciés de Vichy. Ainsi Jaurès fut sauvegardé à Albi, Renan à Tréguier.
Le renouveau de la statuaire après guerre dresse le palmarès des personnalités préférées des Français. La liste (p. 518) du classement des héros les plus honorés sur l’ensemble de la période étudiée est éclectique, mais donne à penser : Jeanne d’Arc est nettement en tête, suivie très loin derrière de de Gaulle, Jaurès, du maréchal Leclerc et de Napoléon.
Cette étude du panthéon sculpté des grands hommes (il y a peu de grandes femmes) est suivie dans une deuxième partie d’une histoire de la réalisation des projets : Jacqueline Lalouette nous offre une histoire matérielle et institutionnelle de la culture qui parcourt toutes les étapes de l’érection de la statue, depuis l’initiative du projet (souvent les conseils généraux ou municipaux, mais aussi les sociétés savantes), puis la recherche des fonds dans laquelle l’État joue un rôle essentiel, le choix du sculpteur par la commande publique ou plus rarement par concours, la décision sur le lieu d’implantation du monument (décision parfois difficile, il y a quelques statues voyageuses). Vient ensuite une étude de la matérialité de la statue : son piédestal, sa matière, le choix de l’âge et du costume (nu, habillé à l’antique, etc.) du représenté, de l’attitude, des inscriptions en latin, en français et parfois en langue régionale.
Une troisième partie « entre honneurs et outrages » étudie le devenir des statues depuis les inaugurations qui furent longtemps très courues alors qu’aujourd’hui elles ne mobilisent plus guère ; on apprend beaucoup sur les festivités avec leurs musiques, leurs orateurs, les banquets longtemps strictement masculins ; les troubles lors de l’inauguration ; Jacqueline Lalouette a lu la presse, les guides de voyage, les manuels scolaires, scruté les cartes postales dont l’âge d’or est aussi celui des statues (1895-1920). Honorées initialement, les statues sont aussi vandalisées : malheurs des bustes de Jaurès, des effigies bretonnes de Bertrand du Guesclin honni des autonomistes bretons, conflits autour des statues religieuses. Le lecteur trouvera des analyses très précises des débats récents qu’ont suscités les statues de Jean Paul II, celles de Bugeaud, de Joséphine de Beauharnais, Schoelcher (en Martinique en 2013) de Colbert, etc. La vie des statues n’est pas un long fleuve tranquille et l’analyse insiste très finement sur la variété des usages.
On l’aura compris, le livre de Jacqueline Lalouette, par la multiplicité des points de vue sur son objet, ouvre de très nombreuses pistes de réflexion et de recherche, que par modestie elle évoque trop rapidement : « Les monuments aux grands hommes, s’ils étaient rassemblés, composeraient plusieurs galeries – galerie de personnalités importantes au plan national ou local, galerie de figures allégoriques, galerie de personnages fictifs parvenus à une forme d’existence réelle (Jacquou le Croquant, Poil de Carotte, le Petit Prince) ainsi qu’un bestiaire, un album de botanique, sans oublier un cabinet de curiosités réunissant les objets les plus hétéroclites » (p. 345). Les statues constituent une encyclopédie pédagogique à l’usage des Français.
Bien d’autres pistes sont ouvertes par ce grand livre. N’en donnons que quelques exemples. De cette galerie du peuple des statues, on peut tirer des enseignements pour une histoire des relations internationales et particulièrement transatlantiques en suivant, par exemple, le destin des statues de La Fayette et du général Pershing ; pour une histoire aussi des absents de l’espace public : Turgot n’est pas honoré (p. 175) ; très peu de femmes le sont, hors Jeanne d’Arc dont la gloire compense mal l’effacement de toutes les autres (124 monuments de Jeanne d’Arc sur les 282 représentant des femmes) ; les femmes sont du reste aussi absentes des banquets d’inauguration jusque tard dans le XIXe siècle, signe de leur illégitimité dans l’espace public. Parmi les religieux, 198 catholiques, mais seulement trois pasteurs et aucun rabbin.
L’essentiel est bien sûr l’apport à l’histoire de la culture politique et à l’anthropologie historique.
Les statues permettent d’étudier les consensus et les conflits politiques ainsi que les mutations dans les valeurs. N’en donnons qu’un exemple, celui de Jaurès et des discussions sur l’inscription à placer sur le piédestal de sa statue érigée à Friville-Escarbotin en 1984. Maurice Agulhon avait participé à la réflexion en proposant : « À Jean Jaurès|1859-1914|Défenseur de la République|Militant du Socialisme|Apôtre de la Paix. » Les élus de la commune estimèrent que République faisait « trop ancien » et que Socialisme était « trop imprécis ». On préféra : « Ardent défenseur des droits des citoyens|Apôtre de la paix et de la justice sociale. » On laissera le lecteur méditer sur le discrédit de l’idée républicaine…
Reste une dernière question, qui relève de l’anthropologie, celle de la valeur d’exemplarité des statues, et de l’efficacité de cette pédagogie par les sens. Dans une belle conclusion Jacqueline Lalouette cite Baudelaire : « Le fantôme de pierre s’empare de vous pendant quelques minutes, et vous commande, au nom du passé, de penser aux choses qui ne sont pas de la terre. Tel est le rôle divin de la sculpture » (p. 521). Et elle conclut sur un doute : onéreuses à leur installation, négligées ensuite, esthétiquement souvent peu novatrices, que nous transmettent les statues ? Sic transit gloria mundi… les héros de pierre sont éphémères. Et pourtant reste bien vivant le besoin d’ériger des figures humaines. L’histoire du peuple de statues n’est pas close.