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Romy Sutra, « La loi à la main ». Militantisme juridique et défense religieuse au temps de l’affirmation de la République. L’action du Comité de jurisconsultes des congrégations (1880-1905)
Toulouse, Presses de l’université Toulouse 1 Capitole, 2020, 599 p.
samedi 25 décembre 2021
Que le lecteur ne s’effraie point de la technicité juridique de la thèse de Romy Sutra : distinction entre congrégations reconnues et congrégations non autorisées, entre biens possédés et biens occupés, droit d’accroissement et taxe d’abonnement ; faut-il préférer la tontine à la société anonyme et celle-ci à la société civile ? ; élévation de conflit, etc. Rebuté par celle-ci, il manquerait une belle contribution à la connaissance et à la compréhension des réactions catholiques aux politiques républicaines teintées d’anticléricalisme de la fin du XIXe siècle.
Le Comité de jurisconsultes des congrégations (CJC) ou Comité Mackau du nom de son président, actif de 1880 à 1903, se proposa de donner des conseils juridiques aux congrégations visées dans un premier temps par des lois fiscales (loi Brisson sur le droit d’accroissement et loi Ribot sur la taxe d’abonnement) et dans un deuxième temps par la mise en œuvre de la loi de 1901 conduisant à « un démantèlement méthodique » des congrégations. Formé essentiellement de catholiques ralliés, il est représentatif des dilemmes que leur pose la politique républicaine : quelle forme de résistance choisir pour ceux qui ont décidé d’accepter la forme politique républicaine sans en adopter les valeurs. Une prosopographie des principaux membres du Comité rappelle utilement l’origine et la carrière de ces juristes oubliés : anciens magistrats épurés, avocats, professeurs à l’Institut catholique, parlementaires.
Le travail de Romy Sutra permet de saisir toute la différence entre deux formes de résistance catholique face aux politiques anticléricales. L’Association des jurisconsultes catholiques (AJC), autour du légitimiste contre-révolutionnaire Lucien Brun, opte pour une résistance politique à l’extérieur de cette République dont elle conteste l’existence. Le CJC, par différence, entend se situer exclusivement à l’intérieur de la légalité républicaine – « la loi à la main » – pour en contester le contenu concret. Il s’agit donc d’un modèle de « militantisme juridique » opposé au pur militantisme politique. Le Comité a donc choisi très expressément de ne donner que des conseils juridiques et de n’utiliser que les moyens de résistance qu’offre le droit de la République. Il s’est refusé à donner des conseils politiques tels que ceux de l’AJC préconisant le refus d’appliquer la loi et la résistance passive à seule fin de pousser la République à la contrainte. La résistance juridique repose sur le recours aux tribunaux, essentiellement les tribunaux judiciaires considérés traditionnellement par les libéraux comme plus protecteurs de la liberté et de la propriété. L’activité de conseil consiste à expliquer la loi et à proposer éventuellement d’y échapper par une interprétation reçue des juges. De ce point de vue, les questions du droit d’accroissement puis de la taxe d’abonnement ont été le « pain béni » des juristes. Tout y est matière à la discussion juridique la plus traditionnelle devant les tribunaux compte tenu des imprécisions ou des ambiguïtés des textes : à qui s’applique la loi, congrégations autorisées ou non autorisées ? Quels sont les biens concernés : les biens possédés ou les biens occupés ? etc. Sur un tel terrain, le militantisme juridique est à son affaire en portant devant les tribunaux la discussion sur tous les concepts ou notions utilisés par le législateur républicain afin d’en préciser la définition ou d’en rectifier l’interprétation. C’est bien là le métier des jurisconsultes. Ils ont suffisamment bien rempli leur rôle pour que le législateur afin de sauvegarder ses choix politiques soit contraint de remettre à plusieurs reprises la loi sur le métier. L’auteur montre comment, éduqué par cette contestation purement juridique, il finit, après plusieurs révisions et adaptations, par élaborer en 1901, sous l’interprétation et les compléments apportés par Combes, une loi qui interdit toute échappatoire aux congrégations.
Ce type d’action repose donc sur une sorte de pari et l’histoire du Comité Mackau, retracée par l’auteur, montre qu’il n’est pas évident. C’est celui de toute République libérale et démocratique : quels recours juridiques peuvent être ouverts contre la volonté générale ? Le militantisme juridique du CJC repose d’abord sur une condition première : croire à la valeur du droit, conviction renforcée chez eux par l’idée de droit naturel. Il repose ensuite sur un moyen essentiel : l’existence de tribunaux indépendants. Or, ceux-ci ont été (Conseil d’État) ou vont être (tribunaux judiciaires) sérieusement épurés. Le Comité Mackau a une préférence marquée pour ces derniers. À l’expérience, Conseil d’État et Cour de cassation donnèrent systématiquement raison aux choix gouvernementaux. La stratégie purement politique de l’Association lyonnaise n’a pas donné de résultats concrets au profit des congrégations. Mais le militantisme juridique des « ralliés » guère plus. À la lecture de cette thèse, on a le sentiment d’un jeu du chat et de la souris étalé de 1880 à 1903. La volonté politique de la nouvelle majorité radicale a triomphé sans reste. Il y a donc une limite à l’action purement juridique face à une volonté politique déterminée.
Le Comité Mackau cesse progressivement son activité en 1903 avec la quasi-disparition des congrégations en France. N’est-ce que l’histoire d’un échec ? Des effets indirects et positifs sont pourtant à mettre au crédit de cette histoire ; ils reflètent une sorte d’éducation mutuelle. Celle des catholiques, d’abord, qui sont entrés dans la République et décident juridiquement d’en respecter les règles alors même qu’elles sont pénalisantes pour eux. Accepter le formalisme juridique est un élément essentiel de la culture républicaine démocratique. Ils vont même contribuer à améliorer l’État de droit en préconisant avec d’autres un authentique contrôle de constitutionnalité de la loi et à remettre en cause la souveraineté parlementaire caractéristique de la Troisième République. Celle de la République, ensuite, qui en 1905 arrive à garantir les libertés qu’elle a malmenées pour les congrégations. Le triomphe radical des années 1901-1904 que le Comité Mackau n’a pu juguler ne se répète pas en 1905.
Patrice Rolland