Revue d’histoire intellectuelle

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Avant-propos

mardi 6 octobre 2020

La thématique de la livraison 2019 de Mil neuf cent rencontre, sans que la rédaction de la revue l’ait anticipé, l’actualité sociale et politique la plus vive. La conceptrice de ce numéro, Françoise Mélonio, ne pouvait soupçonner que le mouvement social des Gilets jaunes, surgi à la fin de l’automne dernier, offrirait un cadre propice à la réception de la réflexion collective qu’elle nous proposait d’engager sur le « refus de parvenir ». Non que les textes qui suivent se soient inscrits dans la hâte à laquelle de trop nombreux chercheurs ont cédé pour s’efforcer de comprendre, les uns avec sympathie, les autres avec dégoût, un phénomène qui attend encore des éclairages sérieux. Ils n’en consonnent pas moins avec quelques observations et ébauches d’analyse dont les Gilets jaunes ont été l’objet, en travaillant l’une des grandes questions morales ayant occupé la longue histoire du mouvement ouvrier français.
Derrière le « refus de parvenir », formule qui s’apparente « moins à un concept qu’à une éthique » comme le note justement Françoise Mélonio, se loge toute une économie morale qui n’a cessé de structurer le mouvement ouvrier et l’ensemble de ses expressions politiques reposant sur la défense de la dignité humaine. De ce principe d’action découle tout un système de valeurs, à commencer par l’égalité et ses dérivés, la reconnaissance, la fraternité, la solidarité, la justice. Refuser de parvenir, c’est éviter la trahison sociale qui conduit celui qui « parvient » à d’abord s’éloigner de ses pareils, avant de finir par les mépriser.
On connaît bien la littérature qui stigmatise les « parvenus » : elle n’est d’ailleurs pas seulement prolétarienne. Comme le rappelle encore Françoise Mélonio, elle inspire toute une veine romanesque qui a nourri le XIXe siècle, de Balzac à Bourget. Adossée à un registre lexical négatif, cette ­mauvaise réputation, sur l’origine lointaine de laquelle il faudrait sans doute enquêter, ne s’est pas évanouie. Nous l’entendons encore, même si la méritocratie et ses « exceptions consolantes » que fustigeait Ferdinand Buisson demeurent consignées dans le répertoire des grandes vertus républicaines.
Combattre les efforts d’émancipation individuelle au profit de la seule émancipation collective n’a pas manqué de prêter le flanc à la critique de ceux qui n’y détectaient que la manifestation d’un manque de volonté, les signes de la paresse, du renoncement et de l’avachissement moral. Les théoriciens du « refus de parvenir », à commencer par l’un des premiers, Albert Thierry, ont su y répondre en opposant à ces critiques une tout autre morale étayée sur une éducation susceptible de lever les ambiguïtés de la culture et de l’école républicaines.
Ces problématiques restent vives comme on s’en apercevra à la lecture des différents textes composant ce numéro. La dénonciation d’une école accusée de ne plus faire fonctionner l’« ascenseur social » ou l’autocélébration d’auteurs, écrivains, artistes ou universitaires, faisant étalage de leurs humbles origines (le commerce des origines est un commerce florissant) attestent que la question du « refus de parvenir » n’a pas fini de nous occuper. Il n’est d’ailleurs que de se pencher sur la sociologie des mobilités sociales pour se convaincre de l’intérêt contemporain porté à cette observation. Le creusement des inégalités et l’accroissement du poids des déterminismes sociaux sur le cours des existences ont de quoi nous alerter sur l’avenir de nos démocraties.

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Une telle livraison était le lieu idoine pour offrir l’hommage dû à notre ami Daniel Lindenberg disparu le 12 janvier 2018. Daniel était familier de cette culture politique dont il était expert. Il l’avait étudiée de près. Son appartenance au Comité de rédaction de Mil neuf cent depuis 1991 témoigne de sa fidélité à celle-ci dont il fut, à sa manière, imprégné. Redonnant de la voix et de la visibilité à Lucien Herr, il avait ainsi fait du bibliothécaire de la rue d’Ulm l’une des figures possibles du « refus de parvenir » tel que ce geste social pût s’exprimer au sein de l’Université.
La rédaction de la revue a considéré que la meilleure façon de saluer la mémoire de Daniel Lindenberg était de parler de son œuvre. Chacun ou chacune s’est arrêté sur l’un des ouvrages qui l’avait marqué pour en parler le plus librement possible. C’est cette pérégrination à travers la bibliographie profuse de Daniel que nous proposons à nos lecteurs sous la forme d’un dernier salut à notre ami. Preuve qu’il ne nous a pas tout à fait quittés.
Christophe Prochasson