Revue d’histoire intellectuelle

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Jean-Paul Martin (Frédéric Chateignier et Joël Roman, collab.) : La Ligue de l’enseignement. Une histoire politique (1866-2016), préface de Jean-Michel Ducomte, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 605 p.

par Patrice Rolland

lundi 27 novembre 2017

En célébrant les cent cinquante ans de la Ligue de l’enseignement dans ce fort volume, Jean-Paul Martin (aidé de Frédéric Chateigner et de Joël Roman pour deux chapitres particuliers) n’est pas le simple historiographe de l’institution. À la lecture de l’ouvrage, celle qu’on réduirait volontiers au rôle de gardienne de la laïcité et de l’école républicaine apparaît sous un jour autrement complexe et riche. Les idéalisations simplificatrices disparaissent de cette histoire qui accompagne, avec celle de la Ligue, les évolutions de la société française depuis 1866. Le portrait de ce mouvement d’éducation populaire – une « vieille dame » – devient ainsi particulièrement significatif car il conduit droit à la question essentielle : comment a-t-elle préservé la permanence de son engagement au cours d’une telle évolution de la société française ? Au prix de quels recentrages, adaptations, voire peut-être renoncements ? Dans cette première synthèse sur la Ligue de l’enseignement par son ampleur, Jean-Paul Martin ne ménage pas son questionnement sur les choix du mouvement ; il nous permet d’accéder ainsi à quelques-uns des secrets de sa vitalité.
L’ouvrage a fait le choix d’un plan chronologique en découpant l’histoire de la Ligue en trois grandes périodes : des origines à 1914 ; puis de 1914 jusqu’aux débuts de la Ve République ; et enfin des années soixante jusqu’à la période contemporaine. Le principe de ce découpage n’est donc pas purement politique ou historique ; il épouse plutôt une temporalité propre à la Ligue. La période médiane de 1914 à 1958 s’unifie et se justifie par la place centrale de la lutte scolaire et de la défense de la laïcité dans la vie de la Ligue. La dernière période repose, au contraire, sur un point de vue plus sociologique : les années soixante sont celles d’une évolution de la société française qui remet en cause les fondamentaux de la Ligue (fin de la querelle scolaire, montée d’un individualisme consumériste, évolution du monde catholique, etc.). Chacune de ces trois parties comporte à la fois des chapitres proprement narratifs de cette histoire, mais aussi un ou des chapitres thématiques. La première partie se termine, par exemple, sur deux chapitres particulièrement bien venus portant sur l’invention d’une laïcité française et sur la nature de l’objet politique que représente la Ligue avant 1914. La seconde partie, quant à elle, privilégie l’idée de modèle associatif laïque, au temps de son apogée et de sa crise.
Il n’est pas possible de suivre ici toute cette histoire et la richesse des analyses défie le compte rendu. Il convient de souligner à quel point elle donne une image vivante de la Ligue et fait tomber les idéalisations et les schématisations, fruits d’une histoire à la fois si longue et méconnue. Les portraits de deux figures emblématiques donnent l’exemple du travail de l’historien au-delà d’une mémoire trop simple : celui d’un Jean Macé très prudent sur la laïcité comme sur le principe de séparation ; celui d’un Albert Bayet gardien vigilant et combatif d’une laïcité très ferme qui évolue à la fin de sa vie vers un rationalisme moins étroit et une approche plus ouverte des convictions religieuses. Si l’histoire politique ou intellectuelle retient plus volontiers le rôle de la Ligue dans le domaine des idées (l’idée laïque ou la défense de l’idéal républicain de l’école), on ne saurait oublier de prêter attention à l’activité multiforme de la Ligue dans le domaine des œuvres péri- ou postscolaires. C’est « le temps des Ufo », ces unions françaises des œuvres laïques spécialisées dans le sport, la culture, le loisir, les vacances, le cinéma.
Les analyses de Jean-Paul Martin excellent à dégager les tensions qui ont marqué le projet d’éducation populaire de la Ligue depuis le début. Elles lui permettent de montrer une histoire vivante à travers des moments d’équilibre, mais aussi d’autres où l’aggiornamento ­s’impose sous peine de disparaître. Par-là, il livre peut-être les secrets de sa permanence dans un pays qui a si profondément changé depuis 1866. Dans le chapitre particulièrement bien venu sur l’invention d’une laïcité française, la tension s’établit entre laïcité et laïcisme. Avant 1914, Viviani l’emporte sur Bouglé qui dénonçait un scientisme béat. Les années 1980 verront, au contraire, une évolution fondamentale où la laïcité retrouve l’idée, peu présente jusqu’alors, de séparation et un intérêt fondamental pour la loi de 1905 avec une approche juridique du sujet. Quant à la neutralité de l’école, elle oscille entre une double contrainte : défendre une identité laïque et faire de l’école une institution de paix civile, position qui l’emporte en 2004 au moment de la loi sur les signes religieux à l’école. La Ligue a choisi dès l’origine avec Jean Macé le modèle associatif renforcé par un principe fédératif. Jean-Paul Martin peut ainsi théoriser un modèle associatif laïque où l’association tient du privé par son caractère volontaire, mais aussi du public par son souci de l’intérêt général. Se pose alors la question de son rapport à l’État-enseignant. Si Jean Macé pose le principe d’une indépendance réciproque, les successeurs opteront pour l’indépendance dans l’interdépendance. La Ligue a tiré de cette proximité une sorte de privilège d’utilité publique qui ne la poussait pas à reconnaître le pluralisme dans la société ni à accepter facilement des compromis. Le rapport à la politique n’est pas plus simple pour lequel l’auteur parle d’un « proto-parti politique républicain ». La Ligue, refusant de devenir un parti, est joliment nommée « un parti de l’idée républicaine ».
Bien d’autres tensions pourraient être signalées (entre le rural et l’urbain, par exemple). Elles ont fait la vie de l’institution et ont constitué autant de défis qui ont été relevés jusqu’à présent. La laïcité est restée le fil conducteur de son action et la marque distinctive de la Ligue parmi les nombreuses associations d’éducation ou de culture populaire créées après elle. Le livre de Jean-Paul Martin montre à quel point c’est un enjeu permanent et fragile. Comme pour les religions, le débat jamais clos entre la fidélité et l’adaptation est le signe d’une histoire qui n’entend pas s’achever.