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Quelle pensée coloniale ? Introduction
vendredi 25 septembre 2015
COSSON (Olivier)
DAGAN (Yaël)
Lorsque dans le courant de l’année 2008 l’équipe de Mil neuf cent décide de consacrer une journée d’études et un numéro à la question de la pensée coloniale, elle est animée par des intuitions davantage que par des certitudes. L’absence du thème dans les annales de la revue, dont le point d’ancrage chronologique constitue pourtant un apogée impérial, la conscience du foisonnement actuel des travaux portant sur le sujet, y compris sur notre période, le sentiment enfin que l’histoire intellectuelle pourrait apporter à la question coloniale qui, depuis presque deux décennies, s’affranchit de ses clivages idéologiques : tels étaient les fondements initiaux de cette nouvelle livraison de Mil neuf cent.
La journée d’études qui s’est tenue au mois de janvier 2009 au Centre de l’Université de Chicago à Paris, non loin de la Bibliothèque nationale, a fait entrer notre revue d’histoire intellectuelle généraliste dans un espace historiographique riche et vivant, parcouru de débats de haute tenue et aussi, ce qui fut plus plaisant encore, dans un milieu ouvert, stimulé par une réelle envie d’échanger sur le thème avec des chercheurs issus d’horizons différents. Au-delà des effets de mode et d’une actualité de la question bien réelle depuis plusieurs années ( [1]), la journée à l’origine de ce numéro a représenté, à nos yeux au moins, un lieu de rencontre extrêmement stimulant dans le champ de l’histoire politique et sociale et, bien sûr, intellectuelle.
Y a-t-il une pensée « coloniale » ? Et y a-t-il un moment « colonial » autour de 1900 ? Voici les questions qui se trouvaient au centre de notre réflexion. Les années 1900 constituent certes le moment de triomphe de la puissance militaire, technologique, politique et diplomatique de l’Europe sur le reste de l’humanité. Cependant, dans quelle mesure cette réalité est-elle consciente, marque-t-elle la mentalité de l’époque ? Quelles sont ses incidences sur les courants intellectuels et politiques dominants de la période ? Inévitablement, la tension entre centre et périphérie, parfois traduite par le couple métropole versus colonies, structurait notre réflexion et orientait nos enquêtes. D’où la présentation de ce numéro, à la suite du colloque, en deux parties distinctes. La première, Penser le colonialisme, traite du phénomène d’un point de vue global et, en général, privilégiant la métropole. La seconde présente des études de cas : approches, milieux, espaces géographiques, plus proche d’une préoccupation du terrain, et que nous englobons sous le titre Penser les colonies.
Penser le colonialisme
La synthèse argumentée de Jane Burbank et Frederick Cooper qui ouvre le dossier replace la question dans une très large perspective, tant sur le plan temporel que sur le plan spatial. Il s’agit d’une véritable « provocation », comme le déclarent les auteurs qui débattent avec le courant dominant des études post-coloniales, lui contestant trois de ses postulats : la nouveauté, la modernité et la cohérence du « système » colonial. En vérité, affirment les auteurs, spécialiste de l’Empire russe pour l’une et de l’Afrique francophone pour l’autre, le monde impérial de 1900 est loin de constituer un système homogène et ne saurait être réduit à l’expression d’une idéologie manichéenne, fournissant la « preuve » de la supériorité de l’homme blanc sur tous les « Autres ». Le colonialisme tournant du siècle n’est qu’un cas particulier d’un phénomène transhistorique et quasi universel : l’impérialisme. Ainsi, les empires coloniaux français et britannique s’inscrivent dans une longue histoire dont les racines plongent dans l’Antiquité. De même, ils s’insèrent dans un système d’alliances et de concurrences avec des empires concomitants que l’on a l’habitude de considérer comme le reliquat d’un passé révolu : les empires autrichien, russe et ottoman. L’épithète moderne est rejetée dans ses deux acceptions. D’abord, affirment les auteurs, ces empires coloniaux n’ont pas grand-chose de nouveau ; ils fonctionnent selon une logique impériale délimitant un répertoire disponible d’options politiques. Ensuite, poursuivent-ils, ces empires ne sont nullement un produit de la modernité en tant que système de valeurs et de représentations. À l’analyse de discours adoptée d’ordinaire par les chercheurs en Postcolonial Studies, Burbank et Cooper répondent par une étude comparative des pratiques de gouvernance. L’histoire globale et la longue durée se substituent chez eux à la démarche textuelle et idéologique pratiquée par les tenants des Subaltern Studies.
S’il y a donc pensée coloniale, elle serait à chercher dans les représentations et les pratiques des acteurs eux-mêmes, et non dans un système calqué a posteriori comme avaient tenté de le faire tant d’héritiers de Michel Foucault, d’Edward Saïd ou même de Jacques Derrida. D’une certaine manière, tous les articles qui composent notre dossier partent de cette intuition de base. Ils interrogent les interactions et les représentations forgées par les acteurs à partir de leur réalité, seul remède contre le piège de l’anachronisme compassionnel qui pèse si lourdement sur notre compréhension des phénomènes au passé politiquement et moralement surchargés.
Les analyses minutieuses proposées par Gilles Candar et Emmanuelle Sibeud vont dans ce sens, s’opposant à toute simplification. Le premier s’interroge sur l’existence d’une « gauche coloniale » et donc sur les rapports de la gauche française avec cette question impériale. Par une analyse sociologique et institutionnelle du parti radical, puis par la reconstitution d’une chronologie fine de l’évolution de Jean Jaurès sur la question coloniale, Gilles Candar nous livre un tableau complexe et nuancé. Ainsi, sur une période allant de 1885 à 1905, la pensée de gauche s’achemine progressivement vers un anticolonialisme qui relève plus d’une critique morale des abus de la conquête que d’une opposition de principe à la grandeur impériale. Se dessine d’abord, avant 1905, un temps d’hésitations entre critique ponctuelle des excès du colonialisme et adhésion à la « grandeur nationale ». C’est à partir de 1905 que l’on peut attester d’un rejet plus univoque du colonialisme, au moment même où le mot apparaît dans un sens péjoratif.
Dans le même ordre d’idées, l’étude pionnière menée par Emmanuelle Sibeud sur le Comité de protection et de défense des indigènes, actif de 1892 à 1914, brouille les distinctions tranchées entre centre et périphérie, entre colonisateurs et colonisés. Elle montre, à partir d’un fonds d’archives totalement inconnu, comment ce comité métropolitain a su inventer « de nouvelles clés de lecture pour une appropriation critique de la “bibliothèque coloniale” », servant de support à des formes inédites de circulations et d’échanges dans l’espace impérial. Avant que les positions se durcissent, ce comité s’investit dans un projet assimilationniste qui ne peut que séduire ses interlocuteurs colonisés, mais échoue (aussi bien aux colonies qu’en métropole) à trouver des soutiens à la hauteur de ses implications, importantes il est vrai du point de vue des représentations de l’identité française.
Le rejet de toute vision manichéenne est au cœur également de l’entretien que nous avons effectué avec Dominique Borne et Benoît Falaize, et qui clôt cette réflexion globale sur le colonialisme. Sans nier la violence de la conquête puis de la domination coloniale, les deux historiens mettent en avant les liens complexes qui se tissent entre l’administration coloniale et ses interlocuteurs locaux. La dimension religieuse oblige à accorder plus de marge de manœuvre aux acteurs colonisés, qui, au lieu de subir seulement, agissent à travers des mécanismes d’adaptation et d’appropriation. Dans le cas français, il n’est pas rare que le réseau d’institutions religieuses qui maille l’empire dépasse en importance celui de l’État lui-même. Avec la République, se noue une forme de « pacte » pour mener à bien le projet civilisateur ou plus simplement assurer la gestion des populations autochtones. Les rapports tendus entre l’Église catholique et l’État en métropole semblent assez largement en rupture avec la réalité coloniale et ses enjeux. L’analyse du rapport entre école et colonies réserve également des surprises tant du point de vue des contenus enseignés que des méthodes d’enseignement, rejoignant l’idée de la colonie-« laboratoire », lieu de création de nouvelles pratiques et de nouvelles représentations. La longue durée constitue ainsi un outil analytique de première importance, permettant, par exemple, de lier l’histoire contemporaine du monde arabe à la mémoire des croisades et aussi de prendre la mesure de l’ancienneté des rapports interculturels à l’échelle du globe.
Penser les colonies
Fidèles à notre engagement dans une démarche d’étude des formes sociales du savoir, nous avons appliqué les notions de centre et de marge aux milieux savants et professionnels liés à l’organisation coloniale. Comme le montre Emmanuelle Saada, l’analyse révèle d’abord le rôle structurant du droit dans la construction et l’évolution de la pensée coloniale et la croissance rapide d’élites administratives spécifiquement tournées vers les empires. Celles-ci se construisent à partir des modèles académiques et scientifiques ayant classiquement cours en Europe : divers instituts et écoles coloniales fleurissent dans les capitales occidentales et donnent de l’ampleur à un champ d’étude et de recherche à part entière (congrès, publications et controverses). Le droit conserve sa place structurante dans l’exercice effectif du pouvoir, mais prend aussi une place particulière dans la pensée coloniale proprement dite. Naturellement lié à la question de l’universalité et à celle de l’application des prérogatives de l’État, il se révèle essentiel dans un contexte de stabilisation des empires. Ceux-ci doivent faire face aux forces centripètes qui tendent à fragiliser le statut des colonisés.
La domination du droit dans la formation des élites en 1900 ne signifie pourtant pas que le domaine colonial échappe à la puissante poussée des sciences sociales dans le champ académique français. L’administration coloniale, indique Pierre Singaravélou, a depuis longtemps fait appel aux savants et les « sciences coloniales » atteignent au terme des décennies 1880 et 1890 un âge de maturité. Maturité académique d’abord, au sens où la formation des administrateurs coloniaux est devenue un enjeu institutionnel important et attire des scientifiques de renom. Maturité épistémologique aussi, car l’application des sciences aux terrains coloniaux s’est révélée fertile, voire providentielle. Droit colonial, mais aussi, donc, géographie et histoire coloniales : de sciences européennes appliquées à l’outre-mer, les « sciences coloniales » ont acquis au tournant du xxe siècle une réelle autonomie et elles savent éviter de se trouver marginalisées, à l’exception peut-être de la discipline juridique liée plus que toute autre à des questions de légitimité académique. Les nouveaux acteurs issus du monde colonial menacent naturellement le pouvoir établi par leur dynamisme, leur iconoclasme, voire leur prestige. La voie coloniale est bien devenue en 1900 un chemin parmi d’autres permettant d’accéder aux plus hautes responsabilités.
La situation de l’armée française au tournant du siècle est doublement propice à un affrontement entre pouvoirs colonial et métropolitain. On peut l’expliquer d’abord par la fragilité relative de l’armée métropolitaine qui entre en 1900 dans sa troisième décennie de paix et donc de préparation théorique à la guerre, dans un contexte social et politique très difficile (O. Cosson). Par ailleurs, quoi qu’il en soit de la réelle spécificité de l’Armée coloniale nouvellement constituée au tournant du siècle, l’affirmation d’une élite militaire ultramarine atteint son zénith dans les années 1900. Forte de son prestige et de la promesse d’un avancement rapide, la carrière aux colonies attire dorénavant les têtes de promotions militaires et tente d’incarner une modernité militaire nourrie de pragmatisme et d’action, de sens aussi, au service de la nation. Sur le terrain colonial s’affirme également un idéal militaire ancien qui résiste violemment à la modernité telle qu’elle se dessine au tournant du siècle. Ici, le « moment 1900 » est bien celui des redéfinitions, des contestations favorisées par la richesse intellectuelle de la période et la conscience d’une modernité portée par le nouveau siècle.
Les deux dernières études de notre dossier poussent plus loin encore l’emploi des notions de centre et marge, s’interrogeant sur deux cas limites de la pensée coloniale : la colonisation sioniste en Palestine pendant les années 1880-1914 (Y. Dagan) et la représentation impériale de l’Italie fasciste lors de l’exposition coloniale de Paris en 1931, analysée par Maddalena Carli. En marges d’abord sur le plan géographique : la Palestine de la fin de la période ottomane ainsi que l’Italie de l’entre-deux-guerres avec ses maigres possessions d’outre-mer ne font pas partie du monde colonial stricto sensu. Or leurs études placent la question sur un autre plan : celui de l’imaginaire, étudié sous l’angle linguistique dans le premier cas, dans son expression iconographique pour le second. En effet, ce sont des cas limites aussi bien conceptuellement parlant : le premier étant une forme de colonisation sans empire, le second d’impérialisme sans colonies. Dans ces deux cas on peut parler d’imaginaire colonial qui, dans une logique d’usages politiques du passé, fait appel à des ressources archaïques. Grâce à la renaissance volontariste de la langue hébraïque et à l’élaboration d’un nouveau lexique, le sionisme parvient à circonscrire la colonisation dans une mythologie an-historique, plongeant ses racines dans les temps bibliques. Le fascisme italien, quant à lui, fait appel aux gloires du passé impérial de la Rome antique. Ces deux études nous ramènent ainsi à l’un des axes dessinés dans la première partie de notre dossier, celui de la longue durée et du chassé-croisé entre moyens modernes de domination, propagande et mythes puisés dans la mémoire collective.
Existe-t-il donc une pensée coloniale ? Serait-elle une doctrine, une théorie, un courant de pensée ou tout simplement une dimension de la conscience collective européenne ? Les contributions ici présentes apportent des éléments de réponse, le plus souvent, en montrant que la colonisation n’est pas le fruit d’un système cohérent imposé par le centre sur la périphérie, mais le résultat de négociations entre acteurs différents et d’ajustement à des situations complexes.
Notre recherche d’une « pensée coloniale » cohérente imperceptible au premier abord dans la société de la Belle Époque pourrait ainsi traduire l’existence d’un sentiment d’appartenance impériale diffus et confus, dépassant largement les « milieux » coloniaux ou, hors de métropole, les colonisés les plus directement exposés à la domination. L’étude du colonialisme a longtemps concouru à confiner la question coloniale dans le cadre déterministe des rapports de pouvoir, certes importants, allant jusqu’à réduire une infinité d’interactions à la simple alternative domination/lutte pour l’émancipation. Ces temps sont derrière nous. La question coloniale telle que nous l’avons entendue ici a choisi de se construire à partir de l’analyse fine des représentations et des pratiques des acteurs, spécifiquement coloniaux ou non, une histoire culturelle qui rejoint assez largement les derniers développements du champ des études coloniales s’intéressant aux résistances comme aux assimilations, qu’elles soient douces ou brutales. Ni doctrine ni théorie, ni même idéologie, la pensée coloniale apparaît ainsi, à travers les courants politiques, les églises, les milieux scientifiques ou militaires, les colons et les intellectuels, comme une dimension constitutive des sociétés des années 1900.
Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 27, 2009 : Pensée coloniale 1900, p. 5-11.
Auteur(s) : COSSON (Olivier), DAGAN (Yaël)
Titre : Quelle pensée coloniale ? Introduction
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article152
[1] Il semble difficile d’ignorer l’intensité des polémiques scientifiques, mémorielles et politiques, largement relayées par les médias, ayant trait aux questions coloniales ces dernières années. L’héritage de l’époque impériale au sein de la société française ou plus largement dans le cadre des relations internationales a constitué au cours des premières années 2000 un thème éditorial « porteur » autant que mobilisateur dans le champ politique.