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Critiquer
vendredi 25 septembre 2015
LAURENT (Sébastien)
La critique n’est-elle pas définitivement fin-de-siècle ? À l’aune de son état présent, elle peut en effet paraître liée à un autre âge de la vie culturelle, celui, précisément, que Mil neuf cent interroge avec constance. Malgré des essais radiophoniques et télévisuels, la critique actuelle ne cesse de se plaindre de son affaiblissement, sinon de sa disparition, et occupe de fait une place restreinte dans les quotidiens et dans les revues intellectuelles, supports eux-mêmes soumis à une lente, mais régulière érosion. La critique n’est plus ce qu’elle était, son audience s’est réduite. La presse littéraire, florissante dans les années 1920 et 1930, partage la même condition. Il se dessine ainsi, une limite avale pour les six études rassemblées dans ce numéro. Julien Gracq dont on a un peu oublié qu’il fut autant un critique [1] qu’un romancier, dénonçait déjà en 1950 la crise de la critique : « On ne sait s’il y a une crise de la littérature, mais il crève les yeux qu’il existe une crise du jugement littéraire [2] ». L’historien, prudent par nature, sait que le constat de « crise » est souvent piégé et qu’il masque, parfois, des stratégies politiques. Plusieurs contributeurs de cette livraison de Mil neuf cent le soulignent. Braderies, congrès, vernissages, expositions, signatures, autant d’événements qui étaient pour Gracq les symptômes de la part grandissante prise dans la formation du jugement littéraire par le « public qui ne lit pas [3] ». Assurément le constat pourrait être étendu, en cet autre fin-de-siècle que nous vivons, à d’autres œuvres, non écrites, englouties dans des « événements culturels » médiatiques. La dénonciation de Gracq, peu éloignée du constat de La défaite de la pensée (1987), véhicule un élitisme qui n’a jamais totalement quitté le discours des critiques (cf. N. Archondoulis-Jaccard et M. Carbonnel dans ce numéro). Ainsi Gracq situe d’emblée le discours d’une certaine critique, mais aussi, en fait, un certain discours critique. Afin de sortir de cette impasse, le comité de rédaction a donc cherché à diversifier les points de vue en confrontant à la critique littéraire, les critiques picturale et cinématographique, tout en couvrant, en un large empan, les années 1880-1930. Au terme d’une longue maturation de ce dossier, Mil neuf cent aborde donc là les grandes heures de la critique caractérisées par une production abondante, s’exprimant soit dans des revues générales ou spécialisées, soit dans la presse quotidienne, à l’heure où l’imprimé régnait sans conteste.
L’une des manifestations du débat entre critiques, jamais clos, porte sur les conceptions de la critique. On peut néanmoins retenir une approche relativement neutre, celle de Jacques Rivière qui la définissait ainsi en 1919 dans la Nouvelle Revue française : « Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons l’intention de faire œuvre critique, c’est-à-dire de discerner, de choisir, de recommander [4]. » Discrète, presque timide dans sa formulation, cette expression cache ce que fut en réalité la NRF, une revue presque entièrement dédiée à la critique, revendiquant en outre un large magistère sur les lettres de son temps (Y. Dagan, M. Leymarie). Rue de Grenelle, la critique en fait se pensait œuvre à part entière et il y eut de ce point de vue proximité entre Rivière et Thibaudet, bien que celui-ci, plus encore que le premier, consacrât son œuvre à la critique (M. Leymarie). La critique nourrit alors le débat intellectuel de son temps sur deux plans, car la critique discute les œuvres, mais la critique est aussi l’objet de polémiques constituant un champ propre avec ses grands et petits maîtres, ses références, parfois éloignées des œuvres qu’elles sont censées commenter. D’Hernani à Impression, soleil levant, l’enfance des œuvres de rupture est parfois l’occasion de « batailles » où la critique est en première ligne. Faut-il avec Alain Pagès faire de ces conflits de réception des affrontements purement formels où l’essentiel est esquivé [5] ? À lire ce numéro, on prendra conscience que l’implication des critiques dans ces affrontements est loin d’être seulement tactique. S’il montre que le monde de la critique est évidemment parcouru de tensions et de rapports de force, le débat né de la critique pose aussi la discussion sur un plan fondamental, celui des aspects esthétiques.
Quoi qu’il en soit, l’étude de la critique est complexe, car s’il est un outil de connaissance sur les œuvres, il est aussi un enjeu per se, la compétition entre les critiques n’étant jamais absente. À cet égard la distinction entre le champ des œuvres et celui de la critique [6] n’est pas une simple commodité de langage. Ainsi n’avons-nous pas voulu présenter à nos lecteurs des études purement discursives. L’approche porte autant sur la critique que sur les gens de critique. À considérer, dans les articles qui suivent, les interlocuteurs du débat qui se noue, on prend conscience du caractère central de l’objet d’étude constitué par la critique pour la compréhension de la vie culturelle dans son ensemble. Cette dimension avait d’ailleurs été effleurée dans de précédents numéros, en particulier dans Ce que le lecteur fait de l’œuvre [7]. En effet, le travail critique met aux prises trois parties prenantes, l’artiste, l’œuvre et le public. Il faut y ajouter également le critique lui-même dans la mesure où il est à cette époque un acteur à part entière de la production culturelle de son temps.
Au premier abord, la fonction principale de la critique à cette époque a été d’assurer une médiation entre l’œuvre et le public, et ce avec une grande diversité d’attitudes, de la magistrature qui entendait dire le Beau à la critique pédagogique voulant faire œuvre d’éducation auprès d’un public qui s’élargit, résultat de la démocratisation culturelle (N. Archondoulis-Jaccard, T. Leterre, C. Gauthier). Mais la médiation n’écarte pas d’autres fonctions pouvant paraître a priori ancillaires : défendre une position, faire reconnaître « l’art cinématographique » comme un art nouveau (C. Gauthier) ou diffuser des valeurs religieuses ou politiques (Y. Dagan, H. Serry).
La critique s’est en fait d’elle-même constituée, comme l’opinion publique au xviiie siècle, en un tribunal de l’opinion. De l’opinion lettrée s’entend. Une vue cavalière sur l’histoire de la critique amène à préciser l’ampleur du ressort des juges littéraires. Dans un essai suggestif, Antoine Compagnon a proposé quelques points de repère [8], d’autant plus utiles que les décennies situées entre 1890 et 1920 ne marquent pas le début de la critique en France. C’est sous le Second Empire que la critique a accédé à la reconnaissance littéraire et matérielle, portée essentiellement par la presse. Les critiques de Jules Janin dans les Débats, les « causeries du Lundi » de Sainte-Beuve incarnent ces débuts. C’est avec Ferdinand Brunetière et Hippolyte Taine qu’est apparue la « vieille vieille critique », caractérisée par la naissance de la critique universitaire et du magistère des professeurs. Après l’affaire Dreyfus, s’ouvre, sur fond de naissance de l’histoire littéraire et de l’œuvre de Gustave Lanson, une nouvelle époque pour la critique, influencée par la notion de « littérature nationale ». La seconde moitié du xixe siècle a donc été le théâtre d’une vive concurrence entre des universitaires tentant de donner une assise théorique à la critique et des critiques défendant une vision subjective des œuvres. Les universitaires sont revenus en force avec la théorie littéraire dans les années 1960. Il apparaît que pour la critique fin-de-siècle, ici privilégiée, la transformation la plus importante n’est ni celle des œuvres, pas plus que celle des artistes, mais celle d’un public qui croît. Ceux qui font profession de critiques sont donc d’autant nombreux et, pensent-ils, utiles, mais quelle est leur légitimité ? Hommes de plume eux-mêmes, réalisateurs de cinéma pour certains, peintres moins souvent, aucun n’est pourtant vraiment étranger à ce qu’il juge. Sont-ils comme les directeurs de collection, des « hommes doubles [9] », dotés d’une double reconnaissance, dans le monde culturel et auprès du public ? Il y a là une piste que suivent certaines des contributions de cette livraison. Prétention à l’objectivité ou revendication assumée de subjectivité, en fait le débat n’a jamais été tranché, source de querelles ininterrompues entre une approche savante de l’œuvre d’une part et des critiques valorisant le goût et le droit au jugement de valeur de l’autre. Malgré la médiation critique, celles-ci demeurent souvent mystérieuses, objets de multiples formes d’appréhension.
Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 26, 2008 : Puissance et impuissance de la critique, p. 7-10.
Auteur(s) : LAURENT (Sébastien)
Titre : Critiquer
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article131
[1] Cf. La littérature à l’estomac, 1950 ; En lisant en écrivant, 1980.
[2] Julien Gracq, La littérature à l’estomac (1950), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 521.
[3] Ibid., p. 544.
[4] Jacques Rivière, « La Nouvelle Revue française », NRF, 69, 1er juin 1919, reproduit dans Études (1909-1924). L’œuvre critique de Jacques Rivière à La Nouvelle Revue fran-çaise (1909-1924), Paris, Gallimard, « Les cahiers de la NRF », 1999, p. 34.
[5] Cf. Alain Pagès, La bataille littéraire. Essai sur la réception du naturalisme à l’époque de Germinal, Paris, Librairie Séguier, 1989, p. 137-162.
[6] Cf. Rémy Ponton, Le champ littéraire en France de 1865 à 1905. Recrutement des écrivains, structure des carrières et production des oeuvres, thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS, 1977, p. 99.
[7] Ce que le lecteur fait de l’œuvre : Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 12, 1994.
[8] Antoine Compagnon, La Troisième République des lettres, de Flaubert à Proust, Paris, Éd. du Seuil, 1983.
[9] Christophe Charle, « Le temps des hommes doubles », Revue d’histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1992, p. 75.