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Jean Jaurès, Œuvres, L’Affaire Dreyfus, éd. critique d’Éric Cahm, sous la direction de Madeleine Rebérioux, tomes VI et VII
vendredi 25 septembre 2015
Lectures
Jean Jaurès, Œuvres, L’Affaire Dreyfus, éd. critique d’Éric Cahm, sous la direction de Madeleine Rebérioux, tomes VI et VII
Paris, Fayard, 2001, 762 et 902 p.
LINDENBERG (Daniel)
La publication de l’édition Fayard des Œuvres de Jean Jaurès se poursuit et tient pour l’essentiel ses promesses. Voici après Philosopher à trente ans et Critique littéraire et socialisme, un plat de résistance : les deux volumes consacrés à ce qu’a écrit le tribun au temps de « l’Affaire ». Ils auraient pu être intitulés : « La lutte pour l’Unité », tant la campagne pour l’officier victime d’un monstrueux déni de justice et celle pour réunir la famille socialiste sont étroitement imbriquées dans l’activité quotidienne de Jaurès en 1897-1899. Cette dernière est marquée par la continuité avec son engagement – depuis 1890 au plus tard – indissolublement républicain et socialiste, mais aussi par la rupture. Rupture avec un certain antisémitisme en tout premier lieu ; la lecture du tome VI montre comment cette rupture a été progressive et malaisée. Mais rupture définitive aussi avec une conception apocalyptique de la Révolution. Une des conséquences remarquables de l’Affaire, c’est qu’elle aura mis définitivement Jaurès sur la voie de sa doctrine spécifique, « l’évolution révolutionnaire ». Par l’effet du suffrage universel, ce « communisme politique », et de la coopération, dont la Verrerie ouvrière d’Albi démontre les capacités à prouver que le collectivisme est possible ici et maintenant, le socialisme se trouve mis à l’ordre du jour. Mais il y a un troisième témoignage de cette actualité : le combat pour que justice soit rendue à l’officier juif, symbole de l’Humanité opprimée par un régime social inique. La force principale de ce grand combat est le Prolétariat, seul porteur d’une « politique vraiment nationale », c’est-à-dire non nationaliste, bien sûr, mais aussi étrangère à ce sectarisme de « classe » dont font preuve de nombreux socialistes. Ces derniers (qui ne se trouvent pas seulement dans le Parti ouvrier français de Jules Guesde) sont souvent convaincus de l’innocence de Dreyfus, mais alarmés de voir le « Parti » s’égarer dans une lutte qui n’oppose, à leurs yeux, que deux factions capitalistes. Mais, justement, il ne s’agit pas en l’espèce d’économie, mais d’éthique. Le jeune Péguy qui proclame que la révolution sera morale ou ne sera pas, alors qu’il anime la bagarre dreyfusarde au Quartier Latin, est bien son disciple. Comme l’auteur de Marcel, le député de Carmaux voit dans les « deux grandes affaires » – l’autre étant celle d’Arménie, où le Sultan ottoman massacre devant une Europe apathique – la pierre de touche de ce socialisme prophétique qui refuse les petits calculs des camarades qui ne veulent pas tomber dans le « droit de l’hommisme », comme on ne dit pas encore. Aussi voit-on pendant ces années fatidiques, 1897-1899, Jaurès quadragénaire se dépenser sans compter, non seulement pour Dreyfus et pour les Arméniens, mais pour les paysans d’Oc, les Algériens musulmans, et tant d’autres opprimés.
Concernant l’Affaire tout court, nous trouvons ici des textes bien connus (en particulier ceux rassemblés à l’époque dans le volume Les preuves, qui a fait l’objet de plusieurs rééditions récentes) et d’autres qui le sont moins. On y voit un Jaurès qui ne « s’engage » qu’après bien des hésitations, dues au souci de l’unité socialiste, mais aussi à cause du caractère secret de l’instruction et du jugement ; « que Dreyfus soit coupable ou innocent, nous ne le savons pas ». Plus tard, le lien sera fait par Jaurès entre le tribunal militaire de 1894 et ceux de 1871, qui ont envoyé tant de prolétaires parisiens au poteau ou au bagne, mais ce rapprochement n’est pas immédiat. On comprend en tout cas quelle place va prendre le droit dans la pensée et l’action de l’homme qui écrit, pour défendre un camarade poursuivi pour incitation de militaires à la désobéissance : « Pour nous socialistes, nous combattons toujours la réaction et l’arbitraire : hier la réaction bourgeoise qui forgeait des lois de tyrannie, aujourd’hui la réaction militaire qui menace même la liberté bourgeoise. Nous sommes avec Stroobant comme avec Dreyfus. Et par nous la justice triomphera, et par nous la liberté sera sauvée » (t. VII, p. 545).
Ce messianisme du Droit et de la Justice ne s’applique pas seulement à la lutte contre le militarisme, le cléricalisme, ni même aux seules inégalités et iniquités dont la société française offre trop d’exemples. Jaurès n’oublie jamais qu’au-delà des petites patries locales, il y a la République, et que finalement, les englobant, il y a l’Humanité. Il ne s’agit pas là d’une notion fumeuse, sentant bon son XIXe siècle romantique et « humanitaire » mais d’un véritable horizon d’attente. Une des (bonnes) surprises de ces deux volumes est la lumière qu’elle jette sur les conceptions jauressiennes de politique internationale. On sait que ce n’est pas là obligatoirement le fort des citoyens socialistes de l’époque. Or, on constate que le chroniqueur de la Dépêche de Toulouse et de la Petite République suit très attentivement le cours des événements mondiaux. Nous avons évoqué plus haut tout ce qui concerne l’interminable agonie de « l’Homme malade de l’Europe » (l’Empire ottoman), et ses effets meurtriers pour les peuples d’Arménie, de Crète ; mais il faut évoquer aussi la guerre hispano-américaine, bonne occasion pour Jaurès de nous dire ce qu’il pense de la montée en puissance des États-Unis d’Amérique, et des soutiens, parfois inattendus, à l’Espagne catholique décadente. Admirateur parfois du dynamisme américain, il ne cache pas les craintes que lui inspire une « puissance capitaliste et militaire » déchaînée. À quoi, il oppose la vision d’une Europe socialiste unifiée ! Mais il y a aussi, dans ces papiers de circonstance, de remarquables analyses géopolitiques, telle celle qui le voit opposer un camp anglo-saxon moderniste à un bloc catholique rétrograde, piloté par la Russie… On n’est pas loin du « conflit de civilisations », avec la réserve évidente que ledit conflit traverse des nations, à commencer par la France. N’est-il pas évident que ces considérations jettent une lumière nouvelle sur les aspects non seulement antijuifs, mais anti-protestants et globalement antimodernes qui se jouent dans l’Affaire.
Il convient à ce propos de revenir (et Éric Cahm, editor des deux volumes, a eu raison de le faire par tous les moyens possibles) sur les rapports, très complexes, avec ce qu’il était convenu universellement, à l’époque, de désigner comme relevant de la « question juive ». Il n’est pas douteux que Jaurès, homme du XIXe siècle, a vécu longtemps dans l’évidence d’une assimilation entre judaïsme et exploitation économique, trafics en tous genres, « finance apatride », etc. (Rappelons, que contrairement à ce qui a été souvent avancé, cette façon de voir ne touchait pas que les catholiques ou les milieux socialistes ou anarchistes, mais était très répandue dans la bourgeoisie républicaine, voire libérale.) Un Bernard-Lazare lui-même n’est-il pas parti de ce genre de « consensus », dans son livre sur L’antisémitisme… ? Jaurès s’est intéressé pour sa part à la situation de l’Algérie. À partir de ses préjugés de base, empruntés à la doxa socialiste du temps (capitalisme = judaïsme), il a vu la situation misérable des « indigènes » musulmans à travers les lunettes qui étaient celles des groupes socialistes locaux, contaminés par l’idéologie pied-noir et donc prompts à faire du juif le bouc émissaire idéal de tous les maux de la colonisation. Il s’est donc retrouvé à certain moment proche d’un Édouard Drumont. L’auteur de La France juive, fort méprisant en réalité vis-à-vis des Arabes algériens, préconisait de leur donner le droit de vote ! Jaurès perça assez vite cette pure démagogie, qui ne visait que le décret Crémieux (accordant la citoyenneté française aux israélites algériens). Il eut plus de mal à éliminer de son discours les rituelles références aux méfaits des juifs d’Algérie, toujours assorties d’un « mais ils ne sont pas les seuls… », au « capitalisme juif », qui ne devait pas faire oublier « les capitalistes chrétiens », etc. Ce qui prouve que l’antisémitisme (celui de l’époque, à ne pas confondre avec les idéologies d’apocalypse qui ont suivi) n’était pas que « le socialisme des imbéciles » (Bebel), mais aussi le bien commun des meilleurs.
Nous évoquions, en commençant, le combat pour l’Unité socialiste ; il est omniprésent dans ces volumes, transfiguré par l’Affaire, qui permet de décanter les éléments pourris par l’affairisme municipal à la Topaze, l’opportunisme politique et l’antisémitisme, comme l’avait si bien vu le jeune Péguy. Lié à la conviction d’un avènement imminent du socialisme – que les déchirements « interbourgeois » de l’Affaire, la déchéance du radicalisme dans cette épreuve de vérité (on a tendance à l’oublier dans le légendaire « républicain » d’aujourd’hui) ont plutôt renforcé – de vigoureuses mises au point sur le « contenu du socialisme » (pour évoquer une expression que Cornélius Castoriadis illustrera bien plus tard…) parues dans Cosmopolis et autres Revue de Paris. Sans oublier la Dépêche de Toulouse, antidreyfusarde (de cette nuance « modérée » et républicaine, à laquelle Éric Cahm a raison, depuis des années, de rendre toute sa place longtemps occultée), mais qui laisse à Jaurès la liberté d’écrire dans ses colonnes contre la « ligne » du quotidien. C’est pour le député du Tarn un premier grand moment de synthèse doctrinale, avant la vague des dernières années. Au demeurant, ces textes étaient déjà connus (rendons hommage à la grande succession des Œuvres choisies, de génération en génération : Desanges et Mériga, Louis Lévy et, plus récemment, notre ami Gilles Candar). La lecture de tous ces textes (qui en laissent encore beaucoup dormir dans la poussière des bibliothèques ; la publication d’œuvres complètes de Jean Jaurès serait une œuvre de Titan !) permettent aussi d’apprécier les qualités stylistiques – à l’écrit comme à l’oral – d’un homme qui se rattachait encore aux civilisations classiques. Il n’est pas hors de propos de renvoyer ici à l’ouvrage irremplaçable de Michel Launay, Jaurès orateur ou l’oiseau rare (Jean-Paul Rocher Éd., 2000), récemment et judicieusement réimprimé. On y voit ce que pouvaient recouvrir les mots aujourd’hui galvaudés d’« éloquence » et de « recherche de la vérité ».
Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 20, 2002 : Péguy et l’histoire, .
Auteur(s) : LINDENBERG (Daniel)
Titre : Jean Jaurès, Œuvres, L’Affaire Dreyfus, éd. critique d’Éric Cahm, sous la direction de Madeleine Rebérioux, tomes VI et VII : Paris, Fayard, 2001, 762 et 902 p.
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article71