Revue d’histoire intellectuelle

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Christophe PROCHASSON. Avant-Propos.

Double anniversaire

lundi 19 décembre 2022

Mil neuf cent a quarante ans ! Il y a déjà vingt ans, Jacques Julliard, en célébrant le vingtième anniversaire de la revue, s’étonnait presque d’une telle longévité. Alors que dire vingt ans plus tard ! Pour un tel anniversaire, une nouvelle maquette de couverture s’imposait. Qu’Ann-Koulmig Renault, la talentueuse maquettiste des Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, en soit vivement remerciée.
C’est en 1983 que parut le premier numéro des Cahiers Georges Sorel. Grâce au reliquat financier d’un important colloque international consacré à l’auteur des Réflexions sur la violence, Jacques Julliard et Shlomo Sand, soutenus par une poignée d’amis toujours présents au sein de la rédaction de Mil neuf cent, décidèrent d’entretenir les études soréliennes en fondant une revue annuelle intitulée Cahiers Georges Sorel. En 1989, prenant acte de l’élargissement de ses perspectives l’ayant conduit à s’ouvrir, dès sa troisième livraison de 1985, à des travaux d’histoire intellectuelle ne visant plus seulement à mieux connaître la pensée de Georges Sorel, la revue adopta un nouveau titre. En conservant l’ancienne dénomination comme sous-titre, manifestant ainsi l’attachement des animateurs de la revue à l’exploration de l’œuvre sorélienne, les « Cahiers » devinrent Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle.
Au fil des années, le Comité de rédaction s’enrichit de l’arrivée de personnalités nouvelles. Son directeur, Jacques Julliard, eut toujours le souci d’accueillir des esprits libres, originaux et savants mais débarrassés de tout académisme, avec le souci, un tant soit peu péguyste, de ne jamais s’enfermer dans une quelconque école si ce n’est celles de l’amitié et de ­l’intel­ligence. Le noyau de fidèles, auquel s’agrégèrent peu à peu de nouvelles générations venues de disciplines variées, histoire, philosophie politique, droit, littérature, ne cessa de faire tourner cette petite entreprise avec une discrétion et une humilité peu fréquentes dans les milieux intellectuels. Il convient ici de citer tout particulièrement Willy Gianinazzi, le secrétaire de rédaction de la revue, sans lequel rien ne serait possible, Marie Laurence Netter, la trésorière de la Société d’études soréliennes, éditrice de la revue, et Michel Prat qui, après Colette Chambelland, nous accueillit durant de longues années au sein de la bibliothèque du Musée social, tout en exerçant une veille sorélienne comme l’attestent l’étude et la bibliographie qu’il publie dans ce numéro.
Le pluralisme si caractéristique de la revue n’a pas nui à la définition d’axes de curiosité qui contribuent à en forger l’identité, quoique le terme soit toujours à prendre avec méfiance. Deux versants peuvent être distingués. Le premier est l’héritier direct du projet des fondateurs désireux d’explorer une pensée singulière. Il s’apparente à une histoire des idées où se rencontrent des études consacrées à des thématiques, des courants et des sensibilités ou à des auteurs particuliers, souvent liés à l’histoire du socialisme ou, plus généralement, à celles du mouvement ouvrier mais aussi, parfois, à leurs premiers adversaires comme à leurs alliés.
Le second répond à un programme plus ambitieux qui confère une tonalité particulière à l’histoire intellectuelle telle qu’elle est développée par les collaborateurs de la revue. La livraison 2022 de Mil neuf cent s’inscrit dans cette lignée d’enquêtes ouverte à la fin des années 1980. Comme en un miroir, en 1987, la revue se pencha sur le rôle des… revues dans le monde intellectuel. On commençait par ce que l’on connaissait le moins mal. Tour à tour furent mises sur l’établi des recherches scrutant les pratiques intellectuelles grâce auxquelles des textes sont produits, circulent et finissent, pour certains, par faire référence. Sous l’œil affûté de spécialistes invités par la rédaction, ont défilé congrès, correspondances, disputes et controverses, traductions, réceptions et aujourd’hui œuvres complètes ou choisies. L’inventaire peut être poursuivi et le sera. Il permet de percer les secrets de fabrication de livres, articles, textes qui ont (ou non) fait date.
À ce programme éditorial, complété de temps à autre par quelques travaux inédits adressés spontanément à la revue et évalués par la rédaction, s’ajoutent aussi deux rubriques auxquelles nous accordons une grande importance en dépit de la portion congrue que nous leur laissons souvent, tant les études publiées occupent d’espace. Parmi les pratiques intellectuelles qui retiennent également l’attention de la revue comme terrain d’investigation, les recensions d’ouvrages ne sont pas les plus dépourvues d’intérêt. La circulation des idées et l’établissement des « grandeurs » intellectuelles passent beaucoup par elles. Sous la houlette d’Éric Thiers, généreux responsable de la rubrique, les comptes rendus de Mil neuf cent s’efforcent de suivre l’actualité de leur domaine. La tâche est rude tant la production internationale de travaux de qualité est devenue imposante dans ce périmètre comme en tant d’autres. C’est pourtant le rôle d’une revue que d’indiquer à ses lecteurs ce qui lui semble devoir être retenu ou critiqué d’un ouvrage relevant de son champ de recherche.
Moins fréquente dans les autres périodiques, la publication critique de documents inédits occupe une place non négligeable dans nos colonnes. Les membres fondateurs de la revue, fidèles à ses origines, s’évertuent à enrichir le corpus sorélien de documents nouveaux. Nous ne manquerons pas de poursuivre cette mission indispensable. Cette année commémorative du centenaire de la mort de Georges Sorel est l’occasion de la rappeler à nos abonnés. Même si la rédaction a souhaité mettre à la disposition de ses lecteurs des archives excédant l’environnement immédiat de l’œuvre sorélienne, elle considère que celle-ci mérite toujours d’être mieux connue. Si nous sommes sortis des polémiques réductrices vouant Sorel aux gémonies d’une pensée réactionnaire, il n’est pas certain que ces interprétations sommaires aient tout à fait disparu. Les procès mal instruits contre Sorel n’ont pas à être contrebattus par des éloges aveugles tout aussi insignifiants mais par un travail continu et sérieux. Tournée vers l’étude du solitaire de Boulogne ou, plus généralement, vers celle de la vie intellectuelle de son temps, telle est la grande exigence que se sont toujours donnée les rédacteurs de Mil neuf cent. Ce n’est pas l’année de ses quarante ans que la revue renoncera à ce double objectif.