Revue d’histoire intellectuelle

Accueil > Sommaires > N° 39, 2021. Les langues de l’internationalisme ouvrier (1850-1950) > LECTURES > Jean Baubérot (avec la collaboration de Dorra Mameri-Chaambi), La loi de (...)

Jean Baubérot (avec la collaboration de Dorra Mameri-Chaambi), La loi de 1905 n’aura pas lieu. Histoire politique des Séparations des Églises et de l’État (1902-1908), II, La loi de 1905, légendes et réalités

Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2021, 583 p.

samedi 25 décembre 2021

Pour ce second volume consacré à la fabrication de la loi de 1905 (1), Jean Baubérot adapte sa méthode à son but. Frappé par les simplifications qui peuplent la présentation de la loi de 1905, il a le projet de rectifier les erreurs et de souligner les dénis de mémoires comme les points aveugles qui déforment son histoire pour l’adapter aux besoins idéologiques et politiques du moment. L’histoire proprement dite de la loi de Séparation n’est pas assez développée et les deux ouvrages de référence de Jean-Marie Mayeur et de Philip Larkin, par leur taille, ne peuvent combler un déficit sur les conditions d’élaboration d’un texte devenu quasiment sacré. On ne peut pas séparer la signification de ce noyau législatif central pour la laïcité de l’État de ses conditions d’élaboration sans en faire un mythe.
Pour réussir cette véritable redécouverte des origines parlementaires de la loi, l’auteur prend donc le parti de suivre pas à pas le processus parlementaire d’élaboration de la loi à partir du moment où Combes ­abandonne le pouvoir. Loin des simplifications de la mémoire républicaine ou catholique, le lecteur est conduit à suivre les méandres des débats. On suit ainsi séance par séance le travail parlementaire. L’essentiel relève de la Chambre des députés. Le Sénat, dans un souci de discipline républicaine en fin de législature, a renoncé à amender le texte pour ne pas en retarder l’adoption. Si la Commission parlementaire de la Chambre a travaillé dans la sérénité et donné sa place à l’opposition, en séance publique c’est la complexité des positions qui éclate au grand jour car il s’agit d’une histoire politique sensible à la complexité des stratégies. Le vote détaillé article par article ne reflète pas toujours la ligne globale suivie par les députés favorables à la Séparation. Jean Baubérot choisit de rendre exhaustivement compte des débats et ne veut pas se contenter comme la plupart des historiens de la Séparation de ceux qui concernent les mêmes articles (1, 2 et 4). On retiendra ainsi comme exemplaire de cette exigence l’analyse de la séance finale du 3 juillet 1905 où l’intervention du radical-socialiste Jean Bepmale, déplorant le texte adopté et luttant en même temps contre l’affichage de son propre discours, fait éclater les contradictions non résolues de la gauche républicaine devant le principe même d’une séparation des Églises et de l’État. En choisissant l’exhaustivité et en restituant l’ensemble des difficultés rencontrées par les séparatistes, il nous fait découvrir la difficulté des républicains à penser la Séparation. Exemplaire de ces difficultés, Francis de Pressensé, auteur d’un projet de loi particulièrement dur pour les cultes, est en même temps celui qui trouve la célèbre formule de l’article 4 confirmant le libéralisme de la loi de 1905 en reconnaissant le droit interne de chaque culte. Il ressort de ces analyses qu’il n’est pas possible de rendre compte des débats sur le fondement d’une opposition de la droite et de la gauche. C’est une simplification qui ignore le poids d’un groupe
composite de républicains centristes dont l’intervention est cruciale dans la réussite du projet. Il faudrait préciser un groupe central au sens où il est un rassemblement autour du principe de liberté de conscience et de cultes.
Pour raconter cette histoire, Jean Baubérot a un projet précis qui donne un ton assez vif à l’ouvrage et développe un sens des formules. « Insatisfait du savoir existant », il entend mener un travail critique et même une véritable démystification. Trop de « trous noirs » de la mémoire parsèment la représentation de la loi. Il faut dévoiler les multiples « dénis de mémoire » qui obèrent la compréhension de ce que les parlementaires ont fait ou voulu faire. On a oublié, par exemple, à quel point la position dans la loi de l’article proclamant la liberté de conscience et de culte n’avait rien d’évident, soit qu’il soit ignoré de certains projets, soit qu’il ne vienne qu’en seconde position après la non-reconnaissance. Le débat autour de l’article 4 et de l’ajout qui heurta les républicains du Bloc est mieux connu. L’auteur réévalue le rôle de chacun : par exemple, celui de Ferdinand Buisson fermement attaché à la liberté individuelle de conscience de l’article 1er, mais qui rechigne à reconnaître une liberté collective consacrant l’existence des Églises. Le débat sur les articles 6 et 6bis, clairement oublié, est l’occasion de raconter « la revanche ratée des vaincus de l’article 4 » et surtout d’illustrer cette « guerre des gauches », véritable constante de la Séparation. Le livre se termine par un très long et très important « postlude » dans lequel 32 thèses sur la séparation de 1905 synthétisent ces légendes pour pouvoir passer à un véritable savoir historien sur cet épisode fondateur de l’idéal républicain. Elles sont multiples : Émile Combes n’est pas l’auteur de la Séparation qui n’a pu être faite que contre lui ; Buisson, président de la Commission parlementaire, se révèle dans une position curieuse à la fois favorable et hostile à la loi qui s’élabore ; Jean Jaurès a pu jouer un rôle important à certains moments, mais il n’est pas celui qui a construit le régime de séparation, symbole de la laïcité de la République. Jean Baubérot s’attache à réévaluer les rôles dans cette histoire. Il y a ceux qui ont été oubliés : il faut rendre au centriste Paul Deschanel ou à Alexandre Ribot une place centrale dans la réussite parlementaire de la loi, mais il faut rappeler aussi le rôle joué par Pressensé et Eugène Réveillaud. Dernier mythe détrôné, celui de la spécificité de la laïcité française.
On a oublié que les modèles étrangers ont été une source d’inspiration, les États-Unis mais aussi l’Écosse dont la jurisprudence inspira Pressensé. Insister sur cette parenté avec l’étranger conduit nécessairement à mettre en valeur le modèle libéral de la séparation et des rapports entre les Églises et l’État.
De cette passionnante restitution du débat dans toute sa complexité, il ressort quelques lignes de force. La première, celle sur laquelle Baubérot revient avec le plus d’insistance, est ce qu’il appelle « la guerre des gauches ». Il parle d’un conflit méconnu alors qu’il explique paradoxalement la réussite du projet de séparation. Les formules brillantes abondent pour souligner sa valeur explicative. Il fallait une défaite de la gauche pour permettre une réussite de la Séparation inscrite dans leur programme. Les divisions de la gauche ont favorisé la séparation en la laissant devenir libérale contre les projets initiaux de Pressenssé, de Combes ou de Bienvenu-Martin. C’est en jouant sur ces divisions qu’Aristide Briand a mené le projet de la commission à son terme. L’opposition de droite ou catholique n’exprime à cette date pas de divisions ; elles viendront au moment de la mise en œuvre de la loi et de la question des associations cultuelles. Le motif au cœur de cette division de la gauche républicaine est l’arbitrage différencié entre un projet politique, celui d’une destruction de la puissance de l’Église catholique, et un projet juridique, celui d’un statut de la liberté de conscience et des convictions religieuses. Les républicains se divisent sur la priorité à accorder à ces deux positions ; la division ou l’hésitation peut, d’ailleurs, passer au sein du même individu.
C’est cette « guerre des gauches » qui explique le rôle central joué par ce que Baubérot appelle la « majorité Sibille » : un groupe de républicains du centre ou du centre gauche, voire des individualités du parti radical, dont la priorité est la garantie de la liberté des convictions et qui pour la faire triompher est prêt à voter avec l’opposition de droite comme dans le cas de l’article 4. À plusieurs reprises cette majorité l’emportera, expression d’un axe libéral qui se structure en dehors des partis et de l’opposition droite-gauche. On peut ne pas comprendre cette complexité des positions et qualifier de « traîtres » ceux qui, sur un point ou un autre, échappent à la division politique majorité-opposition, ou droite-gauche. Baubérot éclaire cette complexité de façon plus satisfaisante en dressant une typologie fine des différents types de séparation auxquelles il était possible de songer à l’époque. Il utilise ici les ressources de la sociologie religieuse pour distinguer quatre laïcités idéal-typiques. Deux ne sont pas libérales, l’une antireligieuse et l’autre autoritaire intégraliste. Le modèle libéral de séparation se divise en séparation libérale individualiste (Buisson) et en séparation libérale consacrant la dimension collective de la religion (Briand). La Séparation, selon la formule de l’auteur, est le résultat du conflit des séparations.
Le dernier acquis de l’analyse de Baubérot porte sur le rôle de Briand. Il montre de façon convaincante qu’il a, seul, été capable de préserver la cohérence de la loi. Il a fait preuve d’une virtuosité exceptionnelle pour surmonter tous les pièges du débat parlementaire pris qu’il était entre deux contraintes majeures : conserver le vote des républicains séparatistes du Bloc des gauches et obtenir le soutien des voix de droites pour obtenir la consécration de principes libéraux dont le Bloc ne voulait pas. L’ajout de l’article 4 en est l’exemple le plus fameux mais non le seul. Certes, Briand a su jouer avec maestria de la « guerre des gauches » en neutralisant Combes, l’extrême-gauche antireligieuse et même Georges Clemenceau, en détachant de la gauche des individualités sur le thème de la liberté. Seul, il a su surmonter les peurs croisées catholiques et républicaines avec l’aide de ces députés rassemblés occasionnellement sur cet axe central de la liberté de conscience. Sa virtuosité a consisté à surmonter le mur de défiance que l’affaire Dreyfus et la mise en œuvre des lois de 1901 et 1904 avaient dressé. Le vote de la loi n’a pas tout résolu et Briand devra encore faire preuve de son habileté lors de la mise en œuvre de la loi. Les catholiques, à leur tour, vont le mettre à rude épreuve. Ce sera l’objet d’un troisième volume.
Patrice Rolland


1. Le premier volume a été recensé dans Mil neuf cent, 38, 2020.