Revue d’histoire intellectuelle

Accueil > Sommaires > N° 18, 2000 Eugénisme et socialisme > Avant-propos JULLIARD (Jacques)

Avant-propos JULLIARD (Jacques)

lundi 21 septembre 2015

Le sujet du présent numéro, l’eugénisme au tournant du siècle, se situe au carrefour de l’histoire intellectuelle et particulièrement de l’histoire des sciences d’une part, de l’histoire sociale de l’autre. Il relève de ce que l’on nommait naguère histoire des mentalités. Il repose sur l’idée que les représentations mentales constituent à chaque moment de l’histoire un alliage particulier, un cocktail dont l’historien doit s’efforcer d’isoler par analyse fractionnée chacun des constituants, afin de mieux comprendre le caractère aléatoire du mélange.

Dans le cas de l’eugénisme, le sujet est si émotif, si passionnel qu’on ne saurait l’aborder sans précautions, qui ne sont autre chose qu’une mise en garde contre le péché d’anachronisme et un appel au respect de la méthode historique. Si les différences d’une époque à une autre ne posent en général pas de problème, il en va autrement des ressemblances, qui sont souvent trompeuses. Les historiens des sentiments, amour, haine, peur, ou des croyances nous ont appris à distinguer, sous un vocable immuable, des différences de contenu qui peuvent être énormes. Même chose en histoire des idées ; à plus forte raison quand ces idées ont été mêlées au fond le plus noir, le plus abominable de l’histoire du xxe siècle. Tout ce que le nazisme a touché est entaché du soupçon de connivence avec le nazisme. Particulièrement en matière d’anthropologie physique, et disons le mot, de racisme. À bien des égards, l’eugénisme fait partie de ce matériel explosif, que l’on ne peut manipuler sans précautions. Et cela notamment, en une époque dont la tendance est de s’instituer en un tribunal permanent d’elle même, mais aussi de toutes celles qui l’ont précédée, sans souci d’un principe élémentaire du droit des gens : la non-rétroactivité de la loi et des critères de jugement. Les historiens ont souvent bien du mal à résister au caractère moralisateur et normatif de l’opinion publique qui voit dans tout discours sur la race — mot dont le sens est d’autant plus évolutif qu’on a jamais pu le définir de façon précise — un signe avant-coureur du discours nazi et des chambres à gaz.

Or notre numéro réserve une épreuve très rude aux tenants du conformisme intellectuel, surtout s’il se combine avec l’absence de discernement historique. L’eugénisme, entendu au sens de l’amélioration de l’espèce humaine est au début du xxe siècle un concept de gauche, marqué du sceau de la science et du progrès. L’eugénisme et le socialisme font bon ménage et sont même souvent considérés comme indissociables chez Vacher de Lapouge en France, Woltmann en Allemagne, H.G. Wells, G.B. Shaw, Karl Pearson en Angleterre, et avec d’importantes nuances, Robert Michels en Italie. Pourquoi en effet l’idée de progrès qui reste à l’époque une idée dominante, et qui s’applique à quasi toutes choses, devrait-elle s’incliner et proclamer sa propre indignité quand il s’agit de l’espèce humaine ? Seule notre expérience ultérieure nous permet de le comprendre.

On assiste même, d’une époque à l’autre, à une bien intéressante inversion des valeurs. Il y a une centaine d‘années, on envisageait sans frémir des manipulations génétiques de l’espèce humaine, sans du reste être capable de les partager. En revanche, l’avortement était un peu partout considéré comme un crime. Au contraire, notre époque considère l’avortement thérapeutique et même l’avortement de confort comme un progrès, et même comme un droit formel de la femme, alors qu’elle recule d’horreur devant l’idée d’une modification génétique de l’espèce humaine. Il est vrai qu’elle en connaît les secrets, et qu’en dépit des principes proclamés, elle ne tardera pas, selon toute probabilité, à les pratiquer. En somme, ce qui était honni, l’eugénisme individuel, est devenu recommandable, et ce qui était souhaité, l’eugénisme collectif, est aujourd’hui moralement prohibé.

Le numéro fait une place particulière au Français Vacher de Lapouge, souvent cité comme un des devanciers des idées nazies en matière de race, mais rarement étudié sérieusement. Pierre-André Taguieff, qui a été le maître d’œuvre de ce numéro, a été l’un des premiers à lui consacrer des études, parues dans diverses publications, dont il donne ici une synthèse.

Certains socialistes de la période voyaient en lui une référence, tandis que beaucoup des maîtres de la sociologie — comme ici Célestin Bouglé — et des sciences biologiques le regardaient comme un dangereux confusionniste.

Outre le long essai de biographie intellectuelle de Taguieff, nous publions ici un article inédit en français de Vacher de Lapouge, consacré à la morale sexuelle. On y retrouvera un surprenant mélange d’anticipations très aiguës et d’aberrations manifestes aux yeux de notre temps. Son ennemi, c’est la morale individualiste issue de la Révolution française, qui plonge ses racines dans le terreau chrétien. A quoi il oppose sa morale pseudo-scientifique de l’espèce, qui annonce les positions actuelles, fort controversées de la socio-biologie ; Vacher de Lapouge annonce la dissociation entre l’institution du mariage, l’érotisme et la reproduction. Sur ce point, il anticipe justement. Il est persuadé que nous allons vers une généralisation de l’eugénisme. En quoi il se trompe lourdement, du moins pour le moment. On trouverait dans l’utopique Histoire de quatre ans de Daniel Halévy, semblable mélange d’anticipations prophétiques et de prophéties avortées, sur une base élitiste, sélectionniste et racialiste.

Telle quelle, la masse d’informations et de réflexions contenue dans ce numéro n’entend pas dire le dernier mot sur la question eugéniste du début du siècle ; mais elle ouvre un chantier historique et propose, sur l’articulation des idées biologiques et des idées sociales, des aperçus que les historiens du socialisme ont trop souvent négligés.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 18, 2000 : Eugénisme et socialisme, p. 3-4.
Auteur(s) : JULLIARD (Jacques)
Titre : Avant-propos
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article28
(consulté le 21-09-2015)