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Annette Becker, Georges Bensoussan (eds.), Violence de guerre, violences coloniales, violences extrêmes avant la Shoah

samedi 26 septembre 2015

Annette Becker, Georges Bensoussan (eds.), Violence de guerre, violences coloniales, violences extrêmes avant la Shoah :
Revue d’histoire de la Shoah, 189, juillet-décembre 2008, 714 p.

BRANCHE (Raphaëlle)

Voici un dossier ambitieux et volumineux auquel la Revue d’histoire de la Shoah convie ses lecteurs : l’étude des liens existants entre les violences déployées par le monde industrialisé avant la Seconde Guerre mondiale et le crime, longtemps pensé comme incommensurable, de la Shoah. À partir du milieu du XIXe siècle, en effet, les civils deviennent, parfois massivement, des cibles que l’on met en camp, que l’on affame, que l’on massacre. Ces violences s’installent en terrain colonial mais aussi en Europe, notamment contre les minorités que l’on s’attache alors à distinguer, à exclure et à faire disparaître (les Juifs en Russie ou en Ukraine, les Arméniens dans l’empire ottoman). Plus précisément, peut-on tracer des filiations intellectuelles entre certaines pratiques de classement et d’exclusion et ce qui, plus tard, fut une des rouages essentiels de la mécanique nazie ? Peut-on repérer des périodes de formation où les futurs acteurs du IIIe Reich puisèrent leur inspiration et formèrent leur imaginaire ? En sortant du cas allemand, voit-on émerger des manières de tuer et de mettre à mort nouvelles qui annonceraient les barbaries du milieu du XXe siècle ?
Ce volume répond par l’affirmative à ces questions qu’il illustre par de multiples exemples puisés aux travaux les plus récents. Sont ainsi mis à la disposition des lecteurs une masse considérable d’informations, parmi lesquelles une place essentielle est donnée aux violences commises sur les territoires coloniaux, espagnols (la synthèse du cas cubain est remarquable), portugais, allemands et italiens. L’Allemagne est très présente aussi, bien sûr, et plusieurs auteurs reviennent sur le poids de la Première Guerre mondiale dans la consolidation d’un imaginaire spécifique de l’héroïsme du soldat du front, largement partagé dans la société d’après-guerre. La Grande Guerre est aussi l’occasion de revenir sur la question des modalités de l’antisémitisme allemand puisque les Juifs sont suspectés d’être des embusqués, à qui la violence de guerre serait épargnée.
Ainsi la question des origines du génocide commis par les nazis dépasse-t-elle celle du Sonderweg allemand pour se tourner vers une histoire globale, notamment celle de la violence de guerre. Dans ce nouveau cadrage, apparaissent aussi les violences perpétrées aux colonies : toutes les violences commises par les colonisateurs sur des peuples indigènes, considérés comme inférieurs, se valent-elles ? À en croire J. Zimmerer qui, avec d’autres, a plusieurs fois exprimé cette thèse, les Allemands se seraient conduits de manière spécifique dans le Sud-Ouest Africain et la destruction des Herero et des Nama serait bien la confirmation qu’il existait une « pensée génocidaire » spécifique dans l’Allemagne wilhelmienne. Pourtant, la mise en relation des différents empires entre eux - auquel il faudrait peut-être aussi ajouter le Japon des années 1930 - complique très largement ce raisonnement. La confrontation des différentes expériences coloniales conduit bien davantage à réfléchir aux spécificités du contexte de la fin du XIXe-début du XXe siècle, quand émergent armes nouvelles et désirs de codifier la guerre, quand les méthodes de répression aux colonies se radicalisent et que l’angoisse d’une guerre entre Européens grandit.
Plusieurs articles reviennent sur ce tournant du siècle. On y perçoit à quel point les relations du droit et de la guerre qui se nouent alors expriment ce sentiment d’un monde plein, dans lequel les conditions du vivre ensemble se renouvellent et amènent à s’interroger sur le prix à payer pour continuer. L’isolement d’une violence distinctement coloniale paraît dès lors également difficile. Métropole et colonies sont en effet intimement liées et c’est ce double ancrage des violences qui doit être mis au jour : un ancrage dans des contextes nationaux spécifiques (le cas de l’Italie fasciste est particulièrement bien présenté ici) et une inscr1ption dans une vision coloniale du monde, vision dont les composantes raciales, juridiques et plus largement idéologiques sont, peut-être - malgré leur variation et leur évolution depuis le XIXe siècle -, partagées par les puissances dominantes à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Plus rapidement traité enfin : le cas des violences des guerres civiles. En dépit de leur très grande qualité, les articles sur les guerres civiles russes (mais aussi sur l’année précédente de 1917) et la guerre civile espagnole sont trop peu nombreux : la démarche comparatiste ne peut être qu’amorcée. Mais les bases sont là pour qui voudrait reprendre le flambeau. Dans ces pays, historiographie et mémoire collective avancent de pair : le monde des années 1990-2000 se révèle plus apte à se tourner vers ces guerres fratricides du passé et les historiens participent du regard renouvelé que ces sociétés portent sur elles-mêmes. L’articulation avec les autres types de violences (violences aux colonies, violences des guerres mondiales) reste, cependant, encore très largement à construire.
Ainsi, en dépit de l’ampleur des défrichements déjà accomplis, le travail sur ces fronts pionniers doit être continué, stimulé par la multiplicité des pistes et des méthodes ici réunies. En effet, en ne s’enfermant pas étroitement dans une recherche des origines, ces « Violences… avant la Shoah » démontrent la nécessité qu’il y a, pour comprendre le monde d’avant la Seconde Guerre mondiale, à regarder de près les violences extrêmes qui y furent perpétrées.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 27, 2009 : Pensée coloniale 1900, p. 211-212.
Auteur(s) : BRANCHE (Raphaëlle)
Titre : Annette Becker, Georges Bensoussan (eds.), Violence de guerre, violences coloniales, violences extrêmes avant la Shoah : : Revue d’histoire de la Shoah, 189, juillet-décembre 2008, 714 p.
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article168