Revue d’histoire intellectuelle

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Avant-propos JULLIARD (Jacques)

lundi 21 septembre 2015

Quiconque s’intéresse à la vie intellectuelle du tournant du siècle connaît l’importance de la correspondance de Georges Sorel avec son ami et disciple Édouard Berth. Ou, pour être plus précis, de la « demi-correspondance » entre les deux hommes, puisque les réponses de Berth, pas plus que celles d’Hubert Lagardelle ou de Benedetto Croce, autres grands destinataires de notre homme ne sous sont, sauf exceptions, parvenues. Reste que ses lettres à ses trois correspondants constituent une source essentielle, et pas seulement pour les spécialistes de Sorel. À une époque où les voyages étaient plus rares qu’aujourd’hui, et où le téléphone n’était pas encore devenu d’usage courant, les échanges de lettres constituaient un commentaire au jour le jour du mouvement des idées par les producteurs d’idées eux-mêmes.

Ces lettres, conservées au Musée social et souvent consultées par les spécialistes, étaient restées jusqu’à ce jour inédites, malgré les projets d’édition qui en avaient été faits. Nous sommes heureux d’en commencer la publication dans ce numéro, précédée d’une introduction de Pierre Andreu. La livraison de ce numéro comporte 35 lettres qui vont du 6 juillet 1904 au 20 décembre 1908 : autrement dit la période où Sorel se fait le compagnon de route du syndicalisme révolutionnaire. Un compagnon incommode et rien moins qu’encombrant, on va le voir. Le numéro 4 des Cahiers donnera la suite de cette correspondance, et notamment les lettres qui sont contemporaines du « flirt de Sorel avec l’Action française », selon une expression discutable mais consacrée.

On ne peut manquer, à la lecture de ces lettres, d’être frappé par le pessimisme systématique qu’on y respire, comme si la moindre phrase, la moindre idée, et finalement l’œuvre tout entière avait été comme arrachée par leur auteur à un sentiment envahissant de découragement et d’impuissance qui faisait partie intégrante de sa nature morale. La collection d’imbéciles, d’idiots, de crétins, de gâteux, mais aussi de farceurs et de filous qui défile tout au long de ces pages est tout simplement prodigieuse. Il ne faisait pas bon, avouons-le, d’être des amis ou plutôt des relations de Georges Sorel. L’annonce répétitive, obstinée de l’échec inévitable de la plupart des entreprises auxquelles il participe – et avec quel éclat dans le cas du Mouvement socialiste ! – tourne parfois à la réplique de comédie, et fait de Sorel une sorte d’Alceste du socialisme.

Encore un mot sur ces lettres : Sorel y esquisse (lettre 28) une sorte de hiérarchie des instances de communication culturelle : soit par ordre de dignité croissante : le journal, la revue, le livre : « Les journaux font du journalisme ; les revues font de la culture (...) le lecteur de livre est d’un cran au-dessus du lecteur de la revue ». Il n’est pas sûr que notre époque ratifierait sans discussion cette répartition des tâches. Il apparaît clairement en tout cas qu’en ce début de siècle, les revues jouent un rôle de premier plan dans la vie intellectuelle en général, et dans la stratrégie de communication de Sorel en particulier. Nous avons bien l’intention de revenir sur ce sujet à la première occasion.

Nous avons dit d’emblée notre parti pris de ne pas nous limiter indéfiniment à la personnalité, si riche fut-elle, de l’homme qui donne son nom aux présents cahiers, mais d’élargir progressivement nos investigations à la vie intellectuelle au tournant du siècle, dont Sorel a été l’une des plaques tournantes. L’article de Christophe Prochasson est davantage centré sur l’École des hautes études sociales que sur Sorel lui-même. Dès le prochain numéro, cette orientation se précisera encore.

Enfin, pour renouer avec la tradition des revues du tournant du siècle, celle de l’Ouvrier des deux mondes de Pelloutier, de la Vie ouvrière de Monatte, ou encore des Cahiers de la Quinzaine de Péguy, nous voudrions tenir nos lecteurs informés des problèmes matériels de notre publication. Ces Cahiers sont annuels ; le financement de chacun d’entre eux repose sur la vente du précédent. C’est dire qu’en dépit de l’aide du Centre national des lettres dont nous avons bénéficié pour notre deuxième numéro, notre équilibre est extrêmement précaire. Rédigés par des bénévoles, avec des responsabilités tournantes et un refus délibéré de toute institutionalisation, les Cahiers dépendent exclusivement de la fidélité de leurs lecteurs, et de l’effort qu’ils voudront bien consentir pour faire abonner leurs amis, les faire commander par les libraires et acheter par les bibliothèques, en France et à l’étranger. En un mot, nous avons besoin que nos amis nous aident à nous faire connaître. Notre présomption est de croire que cela suffirait à assurer notre avenir. À l’année prochaine.


Cet article a été publié dans Mil neuf cent, n° 3, 1985 : Varia, p. 3-4.
Auteur(s) : JULLIARD (Jacques)
Titre : Avant-propos
Pour citer cet article : http://www.revue1900.org/spip.php?article14
(consulté le 21-09-2015)